Le mystérieux attribut de Vénus dans la peinture Mars et Vénus de Pompéi

 

Le mystérieux attribut de Vénus dans la peinture Mars et Vénus de Pompéi       

(par Philippe Durbecq)

 

Avec mes remerciements les plus vifs au Professeur Talloen, lié au « Projet de Recherche Archéologique Sagalassos », Département d’Archéologie de la KU Leuven pour son partage de connaissances.

Un grand merci aussi au Musée de Tongres et en particulier à Mme Linda Bogaert, Assistante scientifique pour les expositions temporaires, ainsi qu’à l’archéologue Dorothee Olthof d’EXARC [1] pour leur aide et leurs précieux conseils de pistes de recherche.

 

Pour les lecteurs assidus de mon Blog historique, la peinture de Mars et Vénus (inv. n° 9248), trouvée à Pompéi dans la maison homonyme et conservée au Musée Archéologique de Naples (MANN), n’est pas inconnue : nous avons en effet déjà eu l’occasion d’y faire allusion à propos de l’analyse de deux bijoux d’Herculanum (article du 20 septembre 2022).

Œuvre dans le domaine public : source Wikipedia


Plan extrait de Pompeia d’Ernest Breton (1870 – œuvre dans le domaine public – source : https://mediterranees.net/voyageurs/pompeia/plans/Plan_maison_Venus_Mars.html)


Nous nous étions alors intéressés à la chaîne de corps (catena) qui met en valeur la nudité de Vénus : la double chaîne, en se croisant entre les seins et circulant autour de son corps, permettait d’en souligner les courbes harmonieuses.

 

Le sujet

Rappelons le sujet du tableau qui est on ne peut plus simple : il s’agit d’une scène sous forme d’une composition pyramidale où Vénus, la déesse de l’Amour et gardienne de Pompéi [2], s’offre à Mars, le dieu de la Guerre. Les deux divinités sont assises, tandis que deux amours s’amusent avec les armes de Mars : l’un, aux ailes déployées, tient son épée en bandoulière ; l’autre (qui dirige son regard vers le spectateur, l’invitant à observer la scène) se coiffe de son casque. Quant à son bouclier, il est dressé dans le coin inférieur gauche de la peinture.

On l’a vu dans les articles précédents également (« l’Amour à Rome » du 27 avril 2023 de ce même Blog historique), Mars, un des rares enfants légitimes de Jupiter, intervient dans la fondation de Rome : selon la légende, il est le père de Romulus et de Rémus (en violant Rhéa Silvia). Comme d’autres dieux, il combat aussi à la guerre de Troie, prenant parti soit pour les Troyens, soit pour les Achéens, l’essentiel pour lui étant de croiser le fer sur un champ de bataille [3]. Ses instincts de brute sont en opposition avec l’intelligence et la sagesse incarnée par la déesse Minerve. Mars sera d’ailleurs blessé et devra se réfugier dans l’Olympe ou en Thrace où habitent ses filles, les Amazones.

Vénus est bien sûr la déesse de l’amour, de la beauté et de la séduction, connue par la liste infinie de ses amants : Hermès (dont leur enfant est Hermaphrodite, un nom qui est la contraction de ceux de leurs parents : il naît avec les deux sexes), elle eut aussi une brève relation avec Dionysos (d’où naîtra Priape, mais qu’elle abandonnera en raison de sa laideur [4]), Cupidon est le fruit, quant à lui de sa liaison avec Mars. Certaines sources disent qu’elle est aussi la mère de Rhodos ayant été aimée de Poséidon.

Mais Vénus ne s’arrête pas aux dieux : elle s’éprend aussi de mortels, comme Adonis (dont elle est la mère adoptive, ce qui signifie qu’elle commet un inceste, acte grave au regard des lois romaines), le Troyen Anchise (Enée est son fils et la gens Iulia prétendra descendre de sa lignée), Phaéton (avec qui elle aura un fils : Astynoos). On s’arrêtera là, simplement pour souligner qu’elle eut des enfants de tous ses amants, mais aucun de son époux.

Anchise et Vénus, Galerie des Carrache au Palais Farnèse Rome (source : https://upload.wikimedia.org/wikipedia/commons/archive/e/ed/20150122134045%21Venus_and_Anchises.jpg)


Il s’agit donc d’une scène mythologique d’adultère divin : Vénus est l’épouse d’Héphaïstos qui est le frère de Mars [5]. Héphaïstos est aussi celui qui a forgé les armes de Mars … et les magnifiques bijoux que porte son épouse [6].

Mars agrippe la robe de Vénus qui se retrouve dans son plus simple appareil (elle n’a gardé que ses bijoux).

Elle est coiffée d’un diadème [7], porte une chaîne de corps tel que l’exemplaire trouvé à Herculanum, des bracelets aux poignets et aux chevilles (périskelis), des boucles d’oreilles en perles [8] et des bagues. Ces bijoux accentuent bien entendu son potentiel érotique.

Mais un autre élément de sa panoplie de bijoux n’a pas encore été évoqué. Il est pourtant aussi intriguant que mystérieux. Il s’agit de l’objet qu’elle tient dans la main droite. A priori, ce n’est qu’un détail du tableau, mais il est peut-être l’indice d’un message plus transcendant, plus fort, plus fondamental. 


Œuvre dans le domaine public : source Wikipedia


Or, cet attribut fait curieusement l’objet d’une certaine « omerta ». Le catalogue général des collections est muet à son sujet. La fabuleuse collection Pompei, pitture e mosaici, catalogue systématique des décorations murales et de sol existantes à Pompéi, signale qu’elle ajuste le ruban d’or dans ses cheveux (« si aggiusta il nastro dorato che ha fra i capelli »), ce qui, pour moi, n’a pas de sens : pourquoi la déesse aurait-elle besoin d’un instrument pour réagencer son diadème ? Certains, comme Francesco Paolo Maulucci ont tout de même détecté un objet, mais ce dernier parle d’une chaîne soulevée au-dessus de sa tête [9], ce qui n’est pas exact non plus, car la forme à deux pointes de celui-ci ne coïncide pas du tout.

On notera en passant que malgré le fait que l'épithète « chryséē » (« dorée ») soit appliquée à la déesse, Vénus/Aphrodite, elle est représentée avec différentes couleurs de cheveux [10], mais à Pompéi, elle arbore souvent une chevelure noire. Une certaine ressemblance avec les habitants de la maison peut également avoir influencé le choix de la teinte des cheveux. D’autre part, le contraste entre un diadème en or et une chevelure sombre est plus net.

 

Œuvre dans le domaine public : source Wikipedia

Certains graveurs qui ont représenté cette fresque omettent même l'objet à deux pointes qu'elle tient (de sorte que le bras se lève sans raison apparente). 

 


 Xylographie d’un graveur anonyme de 1894 (domaine public – source : https://commons.wikimedia.org/wiki/File:Napoli_Museo_Nazionale_Venere_e_Marte_affresco_di_Pompei.jpg : Strafforello Gustavo, La patria, geografia dell'Italia / Parte Quarta – Italia Meridionale, Napoli. Unione Tipografico-Editrice, Torino, 1894)


Bref, autant que je sache, aucun commentaire ne décrit cet attribut, du moins de  manière logique. En fait, dans cette fresque, à ma connaissance, personne n'a réellement examiné ce que fait Vénus avec son bras droit levé (ce qui, en revanche, nous laisse savoir qu'elle a soigneusement épilé ses aisselles). 

 

L’objet et le geste posé

 

Procédons à une première analyse en ce qui concerne l’objet et le geste que Vénus est en train d’accomplir. Théoriquement, je vois trois hypothèses possibles : une pince à cheveux, une pince à épiler ou une fibule qui devait initialement tenir son vêtement fermé.

Hypothèse 1 : les épingles à cheveux (acūs crinalis, comatoriae, …), sont généralement en forme de bâtonnet (je ne connais pas d’anciennes épingles à cheveux romaines à deux griffes) en os, en argent (bien qu’il s’agisse souvent de très beaux bâtonnets [11] !).

En tout cas, la forme en pince n’est pas connue avant la période romaine, sauf par quelques rares exemplaires comme une très belle épingle à cheveux égyptienne en forme de chacal (Nouvel Empire, MET/NY). Il est très similaire aux « pinces crocodiles » utilisées aujourd'hui. De plus, l'objet est multifonctionnel : il sert aussi bien de pince à épiler que de rasoir. On sait aussi que l'influence hellénistique/ptolémaïque était forte sur le « mundus muliebris ». 



Pince-rasoir égyptienne Nouvel Empire (domaine public – source : https://www.metmuseum.org/art/collection/search/545171)


Cependant, un autre élément vient ruiner cette première hypothèse. En effet, Vénus devrait avoir une masse de cheveux peignés en arrière de la tête, et attachés en un chignon tressé, car aucune femme romaine qui se respecte n'aurait les cheveux courts (ces derniers ne figuraient pas en bonne place sur la liste des coiffures à la mode à l'époque romaine). Et les cheveux de Vénus ne font pas exception à cette règle (ils font toujours l’objet d’une « mise en plis [12] », comme on peut le voir sur le diadème). Elle doit donc avoir plus de cheveux, mais qu’on ne voit pas sur la peinture, parce qu’ils sont épinglés sur la nuque, l'endroit idéal pour placer une barrette en or ornée (l'objet est bien en or, tout comme ses bracelets, catenadiadème et périskelis). Or, en retirant la pince, les cheveux se seraient détachés, ce qui n’est pas le cas ici.     



Quelques exemples d’épingles à cheveux romaines qui montrent le degré de raffinement que pouvaient atteindre de conservées au MET (Les données en libre accès et les images du domaine public sont disponibles pour une utilisation commerciale et non commerciale illimitée, sans autorisation ni frais.) : ci-dessus, à gauche, un exemplaire en ivoire avec un singe assis (https://www.metmuseum.org/art/collection/search/250139?ft=roman&pos=1584&pg=18&rpp=90&when=A.D.%201-500&where=Roman%20Empire) ; à droite un autre en or et argent, avec une Nike (victoire) – https://www.metmuseum.org/art/collection/search/130011133?rpp=60&pg=8&ft=jewelry+gold&pos=433

 

 Une épingle à cratère (source : https://cpicod.blogspot.com/2014/07/epingles-cheveux-romaines-roman-hairpin.html, avec l’aimable autorisation de M. Christophe Picod)

 

J’exclus également l’usage des aiguilles du même genre servant à friser, à crêper, à lisser, à dresser ou assouplir les cheveux et à leur donner tous les tours (calamistrum [13]), option encore bien plus improbable (je ne crois pas à un miroir invisible) : c’est le travail de l’ornatrix, l’esclave qui prend soin des cheveux, d’autant plus qu’elle est une déesse et qu’elle ne va pas s’abaisser à effectuer elle-même un travail servile.

 

(source : https://1001antiquites.net/antiquite/sens-de-calamister-ou-calamistrum.html)

 

Enfin, il faut bien se rendre compte que, dans cette scène, le but est de déshabiller Vénus. Le regard oblique, par-dessus l’épaule, de la déesse concentre toute son attention sur Mars derrière elle. Ils sont engagés dans une intense activité et l’on est loin – je pense – de questions d’ordre capillaire.

Hypothèse 2 : il pourrait s’agir d’une pince à épiler (« Volsella », de vulsum, supin de vulsere, « arracher »), mais dans ce cas l’instrument n’aurait alors rien à voir avec la coiffure (Vénus pourrait l’utiliser pour s’épiler les sourcils ou s’épiler les aisselles, ce qu’elle a fait avec succès comme on peut très bien s’en rendre compte !).

Sous les Romains, l'épilation complète était de rigueur dans les classes sociales aisées (à Rome, comme en Grèce, la pilosité corporelle était associée au statut socio-économique). La plupart des pinces étaient en bronze [14] et avaient la même forme que celles d’aujourd’hui.

   



(source du dessin : https://1001antiquites.net/antiquite/sens-de-volsella-ou-vulsella.html ; source de la photo : http://webetab.ac-bordeaux.fr/college-jean-moulin-bouscat/fileadmin/0333108Z/fichiers_publics/Latin-Grec/LES_FEMMES_ROMAINES.pdf)


Toutefois, Vénus tiendrait en l’occurrence la pince à épiler d’une façon assez étrange, surtout en matière d'épilation [15]. Dans cette position il s'agirait alors de s'épiler la chevelure, ce qui semble bien improbable. 

  

      Sources : à gauche, https://www.fourchette-et-bikini.fr/beaute/corps/epilation/7-astuces-pour-reussir-son-epilation-sourcils-soi-meme-43417.html ; à droite, https://www.monatelierbeaute.fr/post/2015/11/10/comment-dessinez-ses-sourcils) : 1. Tête du sourcil, 2. Queue du sourcil, 3. Arc (avec l'aimable autorisation de Mme Caroline Jarry)

Même remarque que ci-dessus, quand on est une déesse, on se fait aider par un apilus et l’heure n’est pas non plus à l’enlèvement des poils disgracieux. L’heure est à la séduction.

Hypothèse 3 : une fibule expliquerait la position adoptée par Vénus et Mars. Acceptant les avances de Mars, la déesse a desserré la fibule sur son épaule droite, libérant son vêtement pour que Mars puisse l'emporter avec sa main droite. 

Pour simplifier, on peut dire que les fibules se composent généralement de deux parties : le corps de fibule proprement dit (qui peut prendre différentes formes – plat, en arc, etc. – et porter des décorations qui peuvent varier selon les modes et les époques) et l’aiguille (ou ardillon). A l’une de ses extrémités, le corps sert d’attache pour l’ardillon via une charnière ou un ressort (avec une corde reliant les spires) et, à l’autre, il se termine par le porte-aiguille qui reçoit la pointe de l’ardillon. Sur la peinture de Mars et Vénus, la forme de la fibule est quelque peu singulière, mais l'épaississement du ressort semble être visible dans les doigts de Vénus. 

(Source : http://osismi.over-blog.com/2017/06/tuto-5-fbule-composition-et-ressort.html)


Les conséquences de ce geste sur le message transmis par l’œuvre

L’option la plus plausible est donc la fibule et ce geste apparemment anodin se cache un message révélateur.

Tout d’abord, en détachant son vêtement de la main droite, c’est Vénus qui prend l’initiative (Mars ne fait office jusque-là que de « femme de chambre »). Sous son manteau, elle est nue : pas de strophium, ni de subligaculum (même si ce subligaculum n'était probablement pas porté de manière permanente sous la toge des hommes et la stola des femmes romaines). Vénus n’apparaît revêtue que de ses bijoux : les plus belles créations de Vulcain sur la plus belle des créatures divines (selon le jugement de Pâris) ! Il va sans dire que ces bijoux mettent sa nudité en valeur et apportent une touche érotique supplémentaire à son potentiel de séduction.    



A gauche, reconstitution du strophium et du subligaculum réalisée d’après la mosaïque de la Villa romana del Casale en Sicile (l'auteur de la reconstitution est Gisela Michel, employée du Musée romain-germanique de Cologne – source : https://pikabu.ru/story/pered_vami_rekonstruktsiya_odezhdyi_drevnikh_rimlyanok_dlya_zanyatiy_sportom_vyipolnennaya_po_mozaike_villyi_romana_del_kasale_na_sitsilii_9494089) ; à droite, le subligaculum d’Octavie dans la série « Rome » (source : https://history.stackexchange.com/questions/33649/did-roman-women-wear-underwear-how-did-it-look)

La femme qui ne fait pas de sport de porte pas de strophium (source : https://www.laislatortuga.com/viewtopic.php?t=9701)


A présent, il y a lieu de mettre ce geste de Vénus en corrélation avec un autre élément important de la scène : c’est Vénus qui tient l’arme la plus redoutable de Mars, la lance. Les Cupidons s’amusent avec le casque (arme défensive) et avec le glaive (arme offensive pour le combat rapproché), mais la lance est une arme bien plus redoutable : elle permet de frapper un ennemi à distance ou même de blesser sévèrement sa monture. De son autre main, Vénus a réussi à désarmer son amant. Qui plus est, Vénus tient l’arme comme un sceptre. C’est l’Amour qui règne en maître, pas la Guerre. C'est l'Amour qui vainc la Guerre, vaincre étant ici considéré aussi comme un acte de destruction, étant donné qu'il anéantit la « virtus » de Mars [16].

Mars a non pas déposé les armes (reddition) à un ennemi redoutable après une héroïque résistance, mais abandonné ses armes à ses propres enfants qui les utilisent comme des jouets. Ce qu'on peut pardonner à un poète comme Horace [17] (qui aurait jeté son bouclier à la bataille de Philippes), on ne peut le comprendre pour le plus haut gradé de l'Olympe ! Pour un Spartiate, c’était la honte suprême : cf. l’injonction des mères lacédémoniennes : « Reviens avec ton bouclier ou étendu sur lui ! ».

Ce thème du bouclier abandonné se rencontre chez d’autres poètes, Grecs ceux-là : Archiloque, Alcée et peut-être Anacréon.

Archiloque considérait la vie comme une valeur suprême, sans pour autant rejeter absolument les valeurs de courage et de combativité. La finalité du courage doit rester la survie de celui qui en fait preuve : « Mon bouclier fait aujourd'hui la gloire d'un Saïen. Arme excellente, que j'abandonnai près d'un buisson, bien malgré moi. Mais j'ai sauvé ma vie. Que m'importe mon vieux bouclier ! Tant pis pour lui ! J'en achèterai un autre, tout aussi bon. ». Archiloque sait se battre, mais s’il faut lâcher son bouclier pour sauver sa vie, il le fait. Ce soldat qui « sauve sa peau » avec l’intention de reprendre le combat n’est pas un lâche, mais un homme avisé. En outre, dans ce passage, la lâcheté n'est qu'apparente, puisqu'on y lit qu'Archiloque est prêt à repartir immédiatement au combat en se procurant un nouveau bouclier. La vie a seulement été préférée à une mort certes héroïque, mais inutile dans un combat perdu d'avance. Cette idée fit scandale à l’époque et cela vaudra à Archiloque de voir ses ouvrages interdits à Sparte, considérés comme dangereux pour la jeunesse [18]. 

 

Laomédon du fronton est du temple d'Aphaia (Licence : CC-BY 2.5. – auteur : J. M. Harrington – source : https://fr.wikipedia.org/wiki/Laom%C3%A9don#/media/Fichier:Aphaia_pediment_Laomedon_E-XI_Glyptothek_Munich_85.jpg)

 

Si l’on compare la fresque de la maison de Mars et Vénus avec celle de l’Amour puni (également au MANN), on se rend compte que Mars garde parfois ses armes (casque et lance) jusqu’au moment en tout cas où il manifeste clairement ses avances en se permettant le geste intime de poser la main sur sa poitrine. Cela peut paraître ridicule à première vue de conserver son casque lorsqu’on lutine sa maîtresse, mais peut-être moins si l’on donne une signification symbolique aux objets et aux gestes. Ainsi, le geste apparemment érotique pourrait aussi signifier que Vénus est enceinte [19].


Dans ce cas-ci, on remarquera aussi que Mars n’est pas assis comme dans la fresque de la maison de Mars et Vénus, mais debout, dominant Vénus de sa hauteur, ce qui en fait un acteur « actif » (nous expliquerons cette notion plus loin). Dans cette représentation du même thème, Mars a donc préservé sa « virtus ». Seul le bouclier a été laissé dressé dans un coin [20].    

 

(Licence :  Creative Commons Attribution – Partage dans les mêmes Conditions 3.0 (non transposée – auteur : Sailko (travail personnel) - source : https://fr.m.wikipedia.org/wiki/Fichier:Seduzione_tra_marte_e_venere,_alla_presenza_di_un_amorino_e_ancella,_da_casa_dell%27amore_punito_a_pompei,_9249,_02.JPG)


Bref, dans le cas de notre fresque de la maison de Vénus et Mars, l’Amour est plus fort que la Guerre et la force virile écrasée.

Dans son article « Des héros vaincus par l’amour sur les peintures de Campanie : la régulation des rapports entre les sexes, modèle de régulation sociale en un moment privilégié », Françoise Gury, chargée de recherches au CNRS a ébauché une comparaison judicieuse entre le cas de Mars et Vénus et celui d’Hercule et d’Omphale.

De même que les hommes se plaisaient à se faire dépeindre sous les traits d’Hercule durant l’Antiquité (cf. la statue d’Hadrien et de Sabine au Louvre), on aimait figurer les femmes en Omphale. Ainsi peut-on voir au Musée grégorien profane des Musées du Vatican, un portrait de femme romaine en Omphale, le corps dénudé et uniquement parée des attributs d’Hercule (la léontè et la massue). 


 
A gauche, Omphale avec les attributs d’Hercule (la léonté et la massue, le « bikini » est constitué par trois des pattes de la peau du lion de Némée !) – Licence : Creative Commons Attribution-Share Alike 4.0 International – auteur : G41rn8 (travail personnel) - source : https://commons.wikimedia.org/wiki/File:Omphale-Vatican.jpg ; à droite, tableau de Gustave Boulanger « Hercule aux pieds d’Omphale » (1861) montrant Hercule à la merci d’Omphale qui l’attrape par la barbe en levant triomphalement sa quenouille (domaine public - collection privée – emplacement non identifié – source : https://fr.wikipedia.org/wiki/Fichier:Hercules_and_Omphale_by_Gustave_Boulanger.jpg)


Omphale était reine de Lydie, dans l'Asie Mineure. Hercule, en voyageant, s'arrêta chez cette princesse, et fut si épris de sa beauté qu'il oublia sa valeur et ses exploits pour se livrer aux plaisirs de l'amour. « Tandis qu'Omphale, dit agréablement Lucien (Comment il faut écrire l'histoire, X), couverte de la peau du lion de Némée, tenait la massue, Hercule, habillé en femme, vêtu d'une robe de pourpre, travaillait à des ouvrages de laine, et souffrait qu'Omphale lui donnât quelquefois de petits soufflets avec sa pantoufle ».

Dans ce mythe est illustré le thème de l'inversion des rôles de l'homme et de la femme, sous l'influence omnipotente de l'amour, popularisé par la littérature antique (Diodore de Sicile ; Apollodore, II, 6, 3). En outre, chez Hercule, la soumission aux caprices d’une femme (en guise d’expiation d’un crime) paraît encore plus frappante et inacceptable pour un Romain, du fait que le héros est l’archétype de la virilité, présentant même une musculature hypertrophiée dans la statue de l’Hercule Farnèse.

Toutefois, Mars dans la peinture que nous analysons, ne se féminise pas.

Or, nous l’avons vu dans l’article « L’Amour à Rome » du 27 avril 2023 de ce même Blog historique, la conception romaine de la virilité s’exprime dans la relation sexuelle par le fait que l’homme doit être le dominateur et pas le dominé, l’actif et pas le passif. Le déshonneur, en fait, consiste à jouer un rôle « passif » – ce qu’on appelle l’impudicitia , c’est-à-dire faire preuve d’un comportement impudique. Là réside la véritable indécence. L'immoralité chez les Anciens naît de la transgression des rôles

C’est la raison également pour laquelle passion et mariage sont deux concepts totalement dissociés dans ce type de morale. Il en va de la stabilité de la société romaine.  

Rappelons qu’à l’époque d’Auguste, l’architecte Vitruve avait conseillé de bâtir de temples à Vénus, Vulcain et Mars hors de la ville afin d’éviter que le désir amoureux ne pénètre continuellement à l’intérieur de Rome. Et pourtant, ce précepte n’y a pas été respecté : une multitude de temples à Vénus s’y élève, y compris au cœur de la ville.

La peinture de Mars et Vénus est-elle dès lors être considérée comme subversive ? Le thème est pourtant populaire, surtout à Pompéi, dont Vénus est la « patronne ».

Je laisserai à Madame Françoise Gury le mot de la fin : « Sur les murs de Campanie, les représentations de héros amoureux sont fondamentalement ambiguës et leur message ne l’est pas moins. Tout en mettant en scène les dangers de la passion, elles montrent à quel point ces dangers sont aimables et désirables (…). À leur manière, et jusque dans le cadre de leur vie privée, en choisissant d’orner leur maison avec des représentations de héros vaincus par l’Amour, les Campaniens du Ier siècle aspiraient à participer à l’harmonie du monde, adhérant ainsi au projet de paix et de prospérité apporté par l’Empire. Ne devenaient-ils pas dès lors eux-mêmes les acteurs d’une régulation sociale réussie ? Au même titre que les autres modes d’approche des sources antiques, l’iconographie le montre, elle aussi. ».

                                                                                

  

        Philippe Durbecq

Bibliographie sélective

  •  BONNARD, De l’Iliade au Parthénon, 10/18, n° 74/75, 1963 ;
  •  BONNARD, Les Dieux de la Grèce, Ed. Gonthier, Médiations, 6, 1963 ;
  • Collection Pompei, pitture e mosaici (10 volumes), Édition originale Treccani publiée de 1990 à 1995, Rome ;
  • Françoise GURY, « Des héros vaincus par l’amour sur les peintures de Campanie : la régulation des rapports entre les sexes, modèle de régulation sociale en un moment privilégié », In Les Régulations sociales dans l’Antiquité de Michel MOLIN, Presses universitaires de Rennes, 2006 (URL : https://books.openedition.org/pur/20363?lang=fr) ; 

  • HOMERE, Iliade, Les Classiques de Poche, 1972 ;
  • Francesco Paolo MAULUCCI, Le Musée Archéologique National de Naples, Ed. Carcavallo, Milan-Naples, 1999 ;
  • OVIDE, Les Métamorphoses, GF, 1966 ; 
  • Pascal QUIGNARD, Le Sexe et l’effroi, Gallimard, 1996 ; 
  • Marguerite YOURCENAR, La Couronne et la Lyre, Gallimard, 1979.

 Sitographie



[1] Société des musées archéologiques en plein air, de l'archéologie expérimentale, de la technologie ancienne et de l'interprétation.

[2] Son temple était bien visible pour qui s’approchait de la ville par la mer.

[3] « Si les autres dieux se mêlent aux combats des hommes, c’est pour protéger ceux qu’ils aiment, sauver les peuples et les héros, qui les honorent. Arès ne connaît à la guerre ni amis ni ennemis. Il ne prend parti ni pour le droit ni pour la force, ni pour le brave ni pour le lâche. Il frappe au hasard. Il est la Guerre « impartiale ». il est le carnage avide, la frénésie du meurtre sans fin, le dieu jamais rassasié de combats et que ne peuvent satisfaire des monceaux de victimes humaines. » (Bonnard, Les Dieux de la Grèce, pp. 92-93).

[5] Dans ses Métamorphoses (livre IV), Ovide met en évidence la jalousie de Vulcain, époux de Vénus.

[6] Y compris un strophion (soutien-gorge) connu sous le nom de kestos himas (κεστὸς ἱμάς), un sous-vêtement en forme de sautoir (généralement traduit par « ceinture »), qui remontait les seins et la rendait tout à fait irrésistible pour les hommes. Homère en parle dans l’Iliade (Chant XIV, 217-18). Quant à savoir si ce Kestos himas ressemblait à une ceinture ou à une chaîne, on n’en sait rien. Le fabricant de sous-vêtements Kestos a été fondé à Londres en 1925 en s’emparant de ce nom. 

[7] « La belle couronne » est un attribut de la déesse depuis Homère.

[8] La perle est associée à Vénus du fait de leur communauté d’origine, l'une née d'un grain de sable égaré par hasard dans un coquillage, l'autre de l'écume de la mer, mais transportée dans une coquille jusqu'à l'île de Chypre. Les perles étaient d'ailleurs appelées « larmes d'Aphrodite » (voir sur ce Blog l'article  « Les crotalede Pompéi, d’Herculanum, d’Oplontis et de Stabies » du 8 janvier 2023). 

[9] Le Musée Archéologique National de Naples, page 89.

[10] Parfois même avec des tons de cheveux roux sur une statue d’Aphrodite retrouvée sur le site de Sagalassos par exemple.

[11] Certaines épingles à cheveux sont dites « à cratère » : ce sont des épingles dont la tête est remplacée par un modèle réduit de cratère (vase métallique), généralement en or. L’ouverture du vase est scellée par la présence d’une pierre précieuse ou de pâte de verre. La tête des épingles en argent pouvait être ornée de pierres variées (améthyste, cornaline, cristal de roche, œil de tigre, malachite, grenat, jade, lapis lazuli…).

[12] Opération qui consiste à donner aux cheveux mouillés la forme qu'ils garderont une fois secs.

[13] Un calamister désignait un fer à friser. Il était ainsi nommé parce que l'intérieur d'une partie de ce fer était creux comme un roseau (calamus), ou bien parce qu'on employa très anciennement des roseaux qu'on faisait chauffer dans la cendre chaude.

[14] Il existait également des méthodes à base de crème d’épilation contenant entre autres une substance caustique.

[15] On tire doucement le poil dans le sens de la pousse afin de sortir le bulbe. Le but de l’épilation des sourcils est de leur donner la courbe la plus parfaite. En fait de sublimer ses sourcils.

[16] Pascal Quignard, Le Sexe et l’effroi, p. 235.

[17] Ne blâmons pas trop Horace : Auguste, le vainqueur de Philippes, était également absent du combat. Alexandre Dumas note d’ailleurs avec humour dans son Corricolo que « pendant toutes les victoires qu'il remportera il dormira ou sera malade » !

[18] Voir Marguerite Yourcenar, La Couronne et la Lyre, p. 114 et Bonnard, De l’Iliade au Parthénon, p. 114 également.

[19] Cf. https://www.grandpalais.fr/pdf/dossier_pedagogique/Dossier_Pedagogique_Auguste.pdf, p. 19. « La déesse est ainsi honorée pour sa beauté, parce qu’elle inspire l’amour, et en tant que mère. » : il faut donc se garder de toute interprétation hâtive consistant à ne voir exclusivement que de l’érotisme dans certains gestes des Romains, une idée fixe qui, même encore au XXIe siècle, n’arrête pas de traîner les casseroles qu’on lui a attachées depuis le christianisme et surtout les fantasmes du XIXe siècle. La société romaine antique est bien plus complexe.

[20] Il n’est pas exclu que ce miroir dressé et non posé à terre puisse jouer un rôle symbolique de miroir et être, de ce fait, rattaché indirectement à la légende de Méduse, la beauté et le regard fascinants de Vénus étant soulignés par certains auteurs antiques et notamment Apulée (dans ses Métamorphoses, VI, 5, 3, Psyché veut se cacher des yeux inévitables (ineuitabiles oculos) de Vénus. Voir l’article « Des héros vaincus par l’amour sur les peintures de Campanie : la régulation des rapports entre les sexes, modèle de régulation sociale en un moment privilégié », note 91.

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