Hommage à Marcel Proust : il y a un siècle disparaissait le dernier génie de la littérature française
Hommage
à Marcel Proust : il y a un siècle disparaissait le dernier génie de la
littérature française
(par
Philippe Durbecq)
A Monsieur Jean-Claude Vantroyen, Responsable du supplément littéraire Les Livres du Soir, qui m’a inspiré cet hommage. Qu’il soit ici remercié pour son aide et sa très grande obligeance.
Qu'il me soit également permis de remercier ici Messieurs Philippe Landru, Professeur d'histoire et Benoît Gallot, Conservateur du cimetière du Père Lachaise, pour ces précieux instants capturés par de magnifiques photos illustrant bien l'adage qu'« il n'y a pas que la mort dans un cimetière », instants qu'ils m'ont permis de faire partager grâce à leurs aimables autorisations.
Mon infinie gratitude va enfin aux Amis de Marcel Proust et à son Président, Monsieur Jérôme Bastianelli, pour les souvenirs qu'ils ont aussi accepté de me laisser insérer de-ci de-là, dans mon article, comme autant de marque-pages, à l'occasion de la commémoration du centenaire du décès du grand écrivain.
Ce 18 novembre 2022 marquait le centenaire de la mort de Marcel Proust, un décès prématuré (il s’est éteint à l’âge de 51 ans).
Plaque en hommage à Marcel Proust, 44 rue de l'Amiral-Hamelin (Paris, 16e) – Photo libre de droits (Licence CC BY-SA 4.0– Source : travail personnel– Auteur : Celette)
Pour lutter contre l'asthme, son père, Adrien Proust, qui est médecin, professeur d’université et un grand pathologiste [1], lui prodigue des conseils comme celui de faire de l'exercice, d’aller respirer au grand air (mais pas à la campagne) et d'ouvrir la fenêtre. Mais Marcel préfère, au contraire, suivre ceux, plus casaniers, de sa mère consistant à se couvrir chaudement et à se calfeutrer dans sa chambre. Il faut avouer que Marcel entretient une relation fusionnelle avec celle qu’il appellera « maman » toute sa vie et que, d’autre part, il n’a qu’une confiance très relative dans la médecine qu’il qualifie de « science ( ?) excessivement comique » (la médecine n’est en tout cas pas une science exacte). De sorte qu’il établit ses propres règles d’hygiène de vie (un livre assez rare, du médecin Georges Rivane explique d’ailleurs l’œuvre de Proust au travers de son asthme).
Dans son appartement parisien, Marcel refusait d’ouvrir le chauffage central de crainte que l’assèchement de l’air ne déclenche chez lui de nouvelles crises d’asthme. On allumait donc des flambées [2] dans la cheminée et Marcel écrivait, allongé sur son lit, entouré de bouillottes, après avoir étendu sur ses pieds une chaude pelisse [3]. Ce manteau mythique, « sa seconde peau » - pour reprendre l’expression de Jeannine Hayat [4] – est l’objet emblématique de Proust, comme l’est la cafetière de Balzac. Autant, cette cafetière a été le « moteur de la Comédie humaine », autant, pour Proust, cette pelisse était le bouclier de sa santé contre les agressions extérieures, de sorte que cette protection pouvait lui permettre de poursuivre « sa » comédie humaine à lui : A la Recherche du Temps perdu.
Lit et mobilier de Marcel Proust (Musée Carnavalet, Paris) – Auteur : Jean-Pierre Dalbéra – Licence : CC BY 2.0 – Source : https://www.flickr.com/photos/dalbera/51303159958/in/photostream/)
Les dernières années de sa vie, Marcel les consacre à l’écriture de son œuvre magistrale, mais il y investit une énergie folle et se consume littéralement dans son travail, ce qui aura pour effet de détériorer encore davantage sa santé précaire. Seul dans son appartement parisien du 102, Bd. Haussmann et, tel Balzac, autre « galérien de l’écriture », Marcel Proust travaille jour et nuit, s’épuisant à la tâche, enfermé depuis dix ans dans sa chambre capitonnée de liège, ne sortant que très rarement avec ses amis artistes de l’époque [5]. Comme l’énonce le très beau titre, emprunté à François Mauriac, de l’article de Jean-Claude Vantroyen célébrant le centenaire de la mort de Proust dans le journal le Soir du 19 novembre 2022 : « Marcel Proust s’est mis hors du monde pour créer un monde ».
Plusieurs femmes ont compté dans la vie de
Marcel Proust en dehors de sa mère, Jeanne Weil-Proust (Madame Proust, pour reprendre le titre du livre d'Evelyne Bloch-Dano), et de sa tante
paternelle Elisabeth Proust [6] :
la comtesse Greffulhe, qu’il sublima dans le personnage de la duchesse de
Guermantes, et Céleste Albaret [7],
sa femme de chambre d’août 1914 à sa mort, le 18 novembre 1922. Cette dernière
a joué un rôle capital, non seulement parce qu’elle a accompagné Proust jusqu’à
son dernier souffle (on l’a surnommée « la deuxième mère de Marcel
Proust »), mais également parce qu’elle s’est révélée une muse parfaite
pour lui : il la nommait « mon amie de toujours »
et lui avait avoué : « Sans vous, je ne pourrais plus écrire ! ».
Né d’un père catholique [8] et d’une mère juive (qui refusa de se convertir au christianisme, par égard pour ses parents), Marcel est élevé dans cette double culture, juive et chrétienne, même si, lui-même, était un parfait agnostique [9]. Après un office à l’église de Saint-Pierre de Chaillot [10], Marcel est en effet inhumé au cimetière du Père-Lachaise à Paris, accompagné par une foule nombreuse qui salue un écrivain d'envergure et que les générations suivantes placeront au pinacle, l’érigeant en véritable mythe de la littérature.
Sa tombe est un modèle
de sobriété. Elle a été, il est vrai, entièrement reconstruite et modernisée,
car le monument original a été complètement anéanti lors d’un attentat (plasticage) qui
visait en fait une tombe voisine.
(photo du monument
original issue du site https://twitter.com/laBnF/status/1593540482860187658)
Les visiteurs restent néanmoins nombreux à venir se recueillir sur la tombe de ce génie de la littérature. De temps à autre, certains y déposent même une tasse de thé, et/ou une madeleine, soit en guise de clin d’œil à son œuvre magistrale, soit, d’une manière plus métaphysique, à l’instar d’une libation antique, afin de permettre à son âme de venir rééditer l’expérience de la madeleine. « Parce qu’il n’y a pas que la mort dans un cimetière [11] ».
A
gauche, photo issue du site « Cimetières de France et d’ailleurs »
(avec l’aimable autorisation de Monsieur Philippe Landru) – Source : https://www.landrucimetieres.fr/spip/spip.php?article940 ;
à droite, photo extraite du blog de Benoît Gallot (https://twitter.com/benoit_gallot
- auteur Benoît Gallot)
Cet anniversaire de sa mort a été célébré par quelques expositions comme celle que lui a consacrée la Bibliothèque nationale de France qui s’est penchée sur la construction de la Recherche, celle du musée Carnavalet [12] « Marcel Proust, un roman parisien » (explorant les rapports de l’auteur avec la ville de Paris – réel et fictionnel [13] –, où s’est déroulé l’essentiel de son existence et de son œuvre) et celle intitulée « Marcel Proust. Du côté de la mère » au musée d’art et d’histoire du Judaïsme (présentant l’écrivain à travers le prisme de sa judéité). Quelques hommages aussi d’éditeurs dont Gallimard, son éditeur historique [14], en publiant un florilège d’ouvrages [15] ; Hazan, quant à lui, s’est focalisé sur un aspect bien particulier de l’œuvre de Proust : épingler et analyser les allusions aux arts qui « infusent tout le texte de Proust au point de créer une trame sous-jacente à la narration, que l’on peut décrypter et lire à part » [16], avec la sortie du livre de Thierry Laget [17], D’étoiles en étoiles. Proust et les arts [18].
Reynaldo Hahn par Lucie Lambert (1907) – Photo dans le domaine public – Source : https://fr.m.wikipedia.org/wiki/Fichier:Reynaldo_Hahn,_par_Lucie_Lambert_(1907).jpg
Enfin, une dernière initiative lancée en 2022 a été la réfection de la maison « de Tante Léonie [23] » à Illiers-Combray (Eure-et-Loir), où Marcel Proust a passé ses vacances entre 1877 et 1880 et dont il s'inspira pour son roman « A la recherche du temps perdu ». Elle est fermée pour travaux jusqu’au printemps 2023, mais les collections ont été transférées au « Musée éphémère Marcel Proust » qui, en cette année 2022, a mis l’accent sur la mort de Proust.
Anecdote touchante, dans la reconstitution fidèle de la chambre de « l'enfant » a été installé un dispositif de projection des images par une lanterne magique [24], telle qu'elle existait du temps de Proust [25]).
Maison de « tante Léonie ». La chambre du petit Marcel (à gauche un appareil de projection à pétrole identique au sien) - © avec l’aimable autorisation de la Société des Amis de Marcel Proust (source : https://www.amisdeproust.fr/fr/musee)
Proust a
écrit, dans un même élan, le début (avec le célèbre incipit [26]) et
la fin de son œuvre A la recherche du temps perdu et puis tout le reste
(ce que l’auteur appelait l’« entre-deux ») a bourgeonné [27].
Dans le Temps
retrouvé (tome 2), il décrit exactement sa manière de travailler : «
Épinglant ici un feuillet supplémentaire, je bâtirais mon livre, je n’ose pas
dire ambitieusement comme une cathédrale, mais tout simplement comme une robe [28]. ».
Nous reviendrons plus loin sur ce point lorsque nous évoquerons la structure
spatiale de l’œuvre.
Quand on examine les manuscrits de Marcel Proust (conservés dans leur quasi-totalité à la Bibliothèque nationale de France, on se rend compte de la manière dont l’auteur écrivait : les feuilles de ses cahiers étaient complétées par des ajouts rédigés sur des papiers collés qui pouvaient mesurer jusqu’à deux mètres ! Il s’agit des fameuses « paperoles [29] » soigneusement assemblées par Céleste Albaret.
Le(s) thème(s) du roman
Il s’agit bien d’un roman, plus exactement du roman
d’un roman.
Lorsque le
lecteur parvient à la dernière page du « Temps retrouvé » - tel un
alpiniste atteignant le sommet de cet « Everest de phrases » -, il se
rend compte que l’on devrait reprendre l’ensemble de la
« Recherche », car les premières pages du « Coté de chez
Swann » en sont en fait la continuation, ou plus exactement éclairent tout
ce qui va suivre.
De quoi
s’agit-il ? C’est l’histoire de la
naissance de la vocation d’un écrivain qui apparaît tel quel dans le dernier volume (« le Temps
retrouvé »). Comme le fait remarquer Charles Dantzig, Proust est « le
premier écrivain à avoir pris un écrivain pour personnage principal. La Recherche
est peut-être le premier roman sur la création littéraire [30]. ».
Le
« je », c’est le Narrateur [31], ce n’est pas l’auteur
bien que l’on puisse discuter de la qualité du Narrateur. Ce Narrateur observe, il est un témoin
– il témoigne – des milieux qu’il fréquente, il les juge.
On voit défiler dans ce roman un certain nombre de personnages dans le cadre des
milieux aristocratiques (donc de la haute société, mondaine, où l’on trouve un
certain nombre de vices d’ailleurs). C’est donc le monde des salons, des grands
hôtels, des grands boulevards parisiens qui sont décrits dans ce long roman.
Les
milieux que le Narrateur décrit, il ne faut pas croire qu’il les aime. Bien au
contraire. En fait, le regard du narrateur est, au cours du roman, de plus en
plus désabusé. Et d’ailleurs, c’est le ton humoristique [32] qui nous fait bien
comprendre ce désenchantement. Donc, le
narrateur n’est pas là pour se complaire dans les vices de la société qu’il
dépeint, mais bien pour prendre de plus en plus ses distances par rapport à
cette société et pour accéder à un stade de conscience qui est celui d’un
véritable initié qui renaît à une vie nouvelle en devenant un écrivain. Bref,
à la fin du roman, c’est la vocation de l’écrivain qui apparaît et on comprend
qu’elle est l’explication, la clé, de l’ensemble de la Recherche.
Dans ce roman, il est question de multiples amours qui
se présentent sous différentes formes : hétérosexuelles, homosexuelles [33], saphiques, séniles, des
relations sadomasochistes. Donc, Proust nous plonge dans un univers, parfois,
un peu particulier.
Cela dit,
personne, à part quelques rares autres auteurs [34], n’a parlé de l’amour
avec autant de pertinence et de perspicacité que Marcel Proust. Ne fut-ce déjà
que dans la définition de l’amour : « L'amour, c'est l'espace et le temps
rendus sensibles au cœur [35] »).
Proust est aussi celui qui résume le mieux tous les ressorts du cœur et
ses impitoyables vérités : « … il ne lui eût pas
donné, par sa jalousie [36], cette preuve qu’il l’aimait trop, qui, entre deux amants, dispense, à
tout jamais, d’aimer assez, celui qui la reçoit. » (Du Côté de chez
Swann, p. 329) ou « y a-t-il un amour que la présence de ce qu’on aime
n’affaiblisse ? » (à
Léon Bélugou en 1906). Notons d’ailleurs que c’est une nouveauté que Proust
introduit : la fragilité masculine dans les sentiments.
Proust avait tout
compris avant que les psychologues d’aujourd’hui ne s’en mêlent, donnent une
définition géométrique de l’amour (des triangles avec trois composantes : l'intimité, la passion
et l'engagement), collent des étiquettes sur sept types d’amour et, bien sûr, proposent
des thérapies pour traiter, par exemple, les ruptures amoureuses.
Mais
au-delà de ces thèmes qui sont au fond très modernes, il y en a un qui
sous-tend toute l’œuvre : l’art, la culture, l’intelligence, la délicatesse et
le raffinement. Charles Dantzig nous le rappelle « Proust est d’autant
plus intéressant, passionnant et indispensable que nous vivons le monde le plus
antiproustien qui soit, le monde de Trump, sommaire, brutal, inculte [37]. ».
En fait, il y a plusieurs niveaux de
lectures possibles de la Recherche (ces niveaux de lecture pouvant être
simultanés) : on peut la lire pour ses qualités stylistiques, comme une étude
sociologique, comme un livre d'art (y compris sur le plan de la sensibilité
musicale), comme un guide touristique, comme un ouvrage historique, comme un
traité de psychologie appliquée, comme un livre de cuisine [38].
Terminons ce chapitre sur ce dernier domaine : « La cuisine, pour Marcel Proust, c’est non seulement une formidable machine à remonter le temps, mais c’est aussi la porte la plus immédiate dans le monde sensible [39]. ».
Bien sûr, si l’on évoque l’univers de la gourmandise chez Proust, tout le monde pense immédiatement au morceau de madeleine [40]. Mais il ne faut pas s’extasier outre mesure sur ce passage. Certes, il est magnifiquement écrit, mais un peu ennuyeux tout de même : dans ses débuts (les nymphéas de la Vivonne, la madeleine, …), Proust aiguise ses couteaux, si l’on peut dire. Il ne donne son meilleur qu’au milieu de l’œuvre : si l’on veut aller au meilleur du meilleur, il faut lire la partie centrale du Côté de Guermantes.
A côté de
cette madeleine, les allusions à des mets délicats sont légion dans La Recherche
et parfois révélateurs des modes de l’époque : ainsi, la salade « japonaise [41] » que déguste Odette
de Crécy dans Du côté de chez Swann témoigne-t-elle de l’influence du japonisme qui était en vogue dans les cercles
mondains depuis la seconde moitié du XIXe siècle.
La structure de l’œuvre
On peut
aborder cette structure de l’œuvre sous deux angles : sous l’aspect de sa
temporalité et sous l’aspect de sa spatialité.
La structure temporelle
Comme on l’a déjà laissé entendre plus haut, cette œuvre a une structure cyclique. Elle part d’une situation donnée et lorsque l’on arrive au bout de son développement, on se rend compte qu’il faut reprendre la totalité du roman pour qu’elle trouve sa logique et sa cohérence :
« Si du moins il m’était laissé assez de
temps pour accomplir mon œuvre, je ne manquerais pas de la marquer au
sceau de ce Temps dont l’idée s’imposait à moi avec tant de force aujourd’hui,
et j’y décrirais les hommes, cela dût-il les faire ressembler à des êtres
monstrueux, comme occupant dans le Temps une place autrement considérable que
celle si restreinte qui leur est réservée dans l’espace, une place, au
contraire, prolongée sans mesure, puisqu’ils touchent simultanément, comme des
géants, plongés dans les années, à des époques vécues par eux, si distantes —
entre lesquelles tant de jours sont venus se placer — dans le Temps. »
(dernière page du Temps retrouvé).
Un autre passage montre qu’à l’intérieur de ce cycle, Proust ménage des
moments de pause où le narrateur accède à l’intemporalité, c’est-à-dire
au Temps à l’état pur.
« Or, cette cause,
je la devinais en comparant entre elles ces diverses impressions bienheureuses
et qui avaient entre elles ceci de commun que je les éprouvais à la fois
dans le moment actuel et dans un moment éloigné où le bruit de la
cuiller sur l’assiette, l’inégalité des dalles, le goût de la madeleine
allaient jusqu’à faire empiéter le
passé sur le présent, à me faire hésiter à savoir dans lequel des deux
je me trouvais ; au vrai, l’être qui alors goûtait en moi cette impression
la goûtait en ce qu’elle avait de commun dans un jour ancien et maintenant, dans ce qu’elle avait d’extra-temporel,
un être qui n’apparaissait que quand, par
une de ces identités entre le présent et le passé, il pouvait se trouver dans
le seul milieu où il pût vivre, jouir de l’essence des choses, c’est-à-dire en
dehors du temps. Cela expliquait que mes inquiétudes au sujet de ma mort
eussent cessé au moment où j’avais reconnu, inconsciemment, le goût de la
petite madeleine, puisqu’à ce moment-là l’être que j’avais été était un être extra-temporel, par conséquent
insoucieux des vicissitudes de l’avenir. Cet être-là n’était jamais venu à moi,
ne s’était jamais manifesté qu’en
dehors de l’action, de la jouissance immédiate, chaque fois que le
miracle d’une analogie m’avait fait échapper au présent. Seul il avait le pouvoir de me faire
retrouver les jours anciens, le Temps Perdu, devant quoi les efforts de ma
mémoire et de mon intelligence échouaient toujours. ». (Le Temps
retrouvé, Chapitre III, Matinée chez la princesse de Guermantes).
« Et voici que
soudain l’effet de cette dure loi s’était trouvé neutralisé, suspendu, par un
expédient merveilleux de la nature, qui avait fait miroiter une sensation —
bruit de la fourchette et du marteau, même inégalité de pavés — à la fois dans
le passé, ce qui permettait à mon imagination de la goûter, et dans le présent
où l’ébranlement effectif de mes sens par le bruit, le contact avait ajouté aux
rêves de l’imagination ce dont ils sont habituellement dépourvus, l’idée d’existence et, grâce à ce subterfuge, avait permis à mon être d’obtenir, d’isoler,
d’immobiliser — la durée d’un éclair — ce qu’il n’appréhende jamais :
un peu de temps à l’état pur. L’être qui était rené en moi quand, avec
un tel frémissement de bonheur, j’avais entendu le bruit commun à la fois à la
cuiller qui touche l’assiette et au marteau qui frappe sur la roue, à
l’inégalité pour les pas des pavés de la cour Guermantes et du baptistère de
Saint-Marc, cet être-là ne se nourrit que de l’essence des choses, en
elles seulement il trouve sa subsistance, ses délices. » (Le
Temps retrouvé, Chapitre III, Matinée chez la princesse de Guermantes).
Le roman s’inscrit donc dans un temps cyclique et,
au sein de celui-ci, le Narrateur explique que l’on peut atteindre des moments
de temps pur, qui permettent d’accéder à l’essence des choses.
La structure spatiale
Sur le
plan spatial, le Narrateur dit lui-même que ce roman est construit à la manière d’une cathédrale. A ce sujet, signalons que l’on connaît deux dessins de
cathédrale de la main de Proust (tous deux ont été vendus aux enchères par
Sotheby’s) [42],
l’un tracé à l’encre de la cathédrale d’Amiens, l’autre à la mine de plomb et
offerte à son amant (Birnibuls était le surnom de Reynaldo Hahn).
Cette
cathédrale de papier comprend plusieurs parties : un portail, une grande
nef avec des nefs latérales et des chapelles collatérales et enfin l’abside Ces
différents éléments de la construction renvoient à des moments précis de
l’aventure de La Recherche.
Au début,
juste après la première page du Côté de chez Swann (Première partie,
Combray), le Narrateur est dans son lit et il explique son réveil et ses
périodes où il se rendort, ses phases de semi-lucidité et ces moments où il
replonge dans le sommeil :
« J’avais
oublié cet événement pendant mon sommeil, j’en retrouvais le souvenir aussitôt
que j’avais réussi à m’éveiller pour échapper aux mains de mon grand-oncle,
mais par mesure de précaution j’entourais complètement ma tête de mon oreiller
avant de retourner dans le monde des rêves. ». Donc, on est dans une
situation d’entre deux.
Cette période qui précède le réveil, peut faire
penser à l’entrée dans la cathédrale, au portail. Une fois franchi, ce parvis va
permettre d’atteindre l’abside après un long cheminement développé dans
l’ensemble de l’œuvre.
Au départ, il est question des deux côtés (à Combray, du côté de chez Swann, et du côté de Guermantes) et progressivement, on va avancer et au bout de l’abside se trouve en fait le paradis décrit dans le Temps
retrouvé, au moment où la vocation de l’écrivain se fait jour.
On passe
aussi de l’enfance à cette période de sénilité où dans le dernier volume est
décrite cette ambiance dans l’hôtel du Prince de Guermantes.
« Que celui qui pourrait écrire un tel livre
serait heureux, pensais-je ; quel labeur devant lui ! Pour en
donner une idée, c’est aux arts les plus élevés et les plus différents qu’il
faut emprunter des comparaisons ; car cet écrivain, qui, d’ailleurs, pour
chaque caractère, aurait à en faire apparaître les faces les plus
opposées, pour faire sentir son volume
comme celui d’un solide devrait préparer son livre
minutieusement, avec de perpétuels
regroupements de forces, comme pour une offensive, le supporter comme
une fatigue, l’accepter comme une règle, le construire comme une
église, le suivre comme un régime, le vaincre comme un obstacle, le conquérir
comme une amitié, le suralimenter comme un enfant, le créer comme un
monde, sans laisser de côté
ces mystères qui n’ont probablement leur
explication que dans d’autres mondes et dont le
pressentiment est ce qui nous
émeut le plus dans la vie et dans l’art.
Et dans ces grands livres-là, il y a des
parties qui n’ont eu le temps d’être que d’être esquissées, et qui
ne seront sans doute jamais finies, à cause de
l’ampleur même du plan de l’architecte. Combien de
grandes cathédrales restent inachevées. » (Le Temps
retrouvé, Tome 2).
Ici, il est explicitement fait référence à ces bâtiments qui correspondent à des gratte-ciels au Moyen Age, les cathédrales. Il y est question de structure, mais on remarque que ce n’est pas seulement de construction dans l’espace, en trois dimensions, de géométrie dont il est question, mais aussi de physique, de forces. Et effectivement, pour construire les cathédrales gothiques plus hautes, avec des murs plus minces que les églises romanes, afin d’y faire pénétrer la lumière, il a fallu comprendre les rapports de forces qui existaient dans la nature [43].
Les différents personnages
Le personnage proustien de manière générale
Les personnages
proustiens ont un certain nombre de caractéristiques. Ces personnages sont en évolution : à un moment donné de
l’œuvre, ils apparaissent d’une certaine manière et puis, ils ne sont plus tout
à fait semblables dans un autre volume du roman. Cela s’explique par deux
raisons.
Tout d’abord, chez
Proust, ou plutôt pour le Narrateur, chaque
personnage porte plusieurs masques. On voit ici qu’il y a la notion de
simulacre, de jeu de rôle, autrement dit, on joue des personnages. N’oublions
pas que le terme de « personne » vient du mot latin persona dans le théâtre qui signifie
justement « masque [44] ».
Dans la comédie ou la tragédie antique, le même personnage pouvait porter des
masques différents.
Ensuite, les personnages
évoluent dans le temps, toute forme de simulacre mise de côté. Autrement dit,
les personnages changent, la
psychologie d’un personnage résulte d’états de pensée successifs. Donc,
il peut apparaître illusoire de vouloir rechercher l’essence d’un personnage.
Il est intéressant de
voir aussi comment Proust commentait et analysait la Recherche elle-même.
Dans l’entretien qu’il accorde, en 1913, lors de la parution de Du côté de chez Swann, à
Elie-Joseph Bois pour le journal Le
Temps, Marcel Proust fait cette confidence particulièrement
instructive sur sa façon de construire le personnage :
« Tels personnages se révéleront plus tard différents de ce qu’ils sont
dans le volume actuel [Du Côté de chez Swann], différents de ce qu’on
les croira, ainsi qu’il arrive bien souvent dans la vie ».
Cette affirmation peut
se vérifier au travers de nombreux passages de la Recherche, mais dans Albertine
disparue (p. 178), le Narrateur l’évoque très clairement :
« Notre « moi » est fait de la superposition de
nos états successifs. Mais cette superposition n’est pas immuable comme la
stratification d’une montagne. ».
Chez Proust, les personnages sont faits de tas de petits secrets, pour
utiliser une expression que Malraux a employée dans Les Noyers de
l’Altenburg [45].
Dans Le Temps retrouvé, les masques des différents
personnages apparaissent : « Je pourrais, bien que
l’erreur soit plus grave, continuer, comme on fait, à mettre des traits dans le
visage d’une passante, alors qu’à la place du nez, des joues et du menton, il ne devrait y avoir qu’un espace vide sur lequel jouerait
tout au plus le reflet de nos désirs. Et même, si je n’avais pas le loisir de
préparer, chose déjà bien plus importante, les cent masques qu’il convient d’attacher à un même visage, ne fût-ce
que selon les yeux qui le voient et le
sens où ils en lisent les traits et, pour les mêmes yeux, selon
l’espérance ou la crainte, ou au contraire l’amour et l’habitude qui cachent
pendant tant d’années les changements de l’âge, même enfin si je n’entreprenais
pas, ce dont ma liaison avec Albertine suffisait pourtant à me montrer que sans
cela tout est factice et mensonger, de représenter certaines personnes non pas au dehors, mais en dedans de nous où
leurs moindres actes peuvent amener des troubles mortels, et de faire varier
aussi la lumière du ciel moral selon les différences de pression de notre
sensibilité ou selon la sérénité de notre certitude, sous laquelle un objet est
si petit alors qu’un simple nuage de risque en multiplie en un moment la
grandeur, (…). ».
Donc, le personnage proustien est quelqu’un qui évolue
dans le temps : il n’a pas de caractère fixe et il n’y a pas vraiment
d’essence de l’individu, ou du moins d’essence consciente de l’individu, mais à
côté de cela – et consciemment cette fois – l’individu peut porter différents
masques suivant le moment, suivant les circonstances.
Quelques personnages particuliers
Le Narrateur lui-même dont on n’a
pas de détails est évidemment tout à fait essentiel dans le récit. On voit en
tout cas son évolution puisqu’il ne pense pas de la même manière au début, au
milieu et à la fin du roman. Dans un premier temps, il est plutôt faible, mou, chétif
pourrait-on dire ; ensuite, il devient tyrannique, en particulier dans La
Prisonnière [46] et dans Albertine
disparue [47] ; enfin – et c’est la
dernière partie du livre – le Narrateur devient un écrivain, ce qui constituait
en fait sa vocation. On voit donc au moins trois stades se succéder chez le
Narrateur, depuis la chenille jusqu’à l’imago, en passant par la chrysalide, si
l’on peut comparer l’évolution du Narrateur à la métamorphose d’un papillon.
Si l’on prend le cas de Swann lui-même, personnage
particulièrement attachant, il a sans aucun doute une importance tout à fait
cruciale dans le roman [48].
C’est lui qui fait découvrir l’Art au Narrateur. Le Narrateur dit, lui-même, le
rôle qu’il joue dans son œuvre. On peut à ce sujet se reporter au Temps
retrouvé (p. 282) :
« Mais sans Swann
je n’aurais pas connu même les Guermantes, puisque ma grand’mère n’eût pas
retrouvé Mme de Villeparisis, moi fait la connaissance de Saint-Loup et de M.
de Charlus, ce qui m’avait fait connaître la duchesse de Guermantes et par sa
cousine, de sorte que ma présence même
en ce moment chez le prince de Guermantes, où venait de me venir brusquement
l’idée de mon œuvre (ce qui faisait que je devrais à Swann non seulement la
matière mais la décision), me venait aussi de Swann. ».
On constate que Swann est important non seulement parce que
c’est lui qui est à l’origine du contenu d’une grande partie de l’œuvre, mais
aussi parce que Swann lui donne l’idée d’écrire l’ouvrage et donc permet au
Narrateur d’accéder à ce qu’on voit apparaître dans le dernier volume, dans Le
Temps retrouvé, à la vocation d’écrivain, du romancier.
A côté du Narrateur, à
côté de Swann, on trouve d’autres personnages : Odette qui a beaucoup de charme et qui se fait aimer de Swann. Ce
dernier trouve qu'elle ressemble à la fille de Jethro, dans la fresque
de Botticelli de la chapelle Sixtine à Rome. Swann l’épouse pour assurer l'avenir de leur enfant (Gilberte Swann).
A la mort de Swann, Odette achève son ascension sociale par son mariage avec le
comte de Forcheville.
Les Filles de Jéthro de Botticelli (photo dans le
domaine public – Source : The Yorck Project (2002) 10.000
Meisterwerke der Malerei (DVD-ROM), distributed by DIRECTMEDIA Publishing GmbH. ISBN : 3936122202.)
Il y a aussi Albertine, sur laquelle planent de
grandes suspicions d’homosexualité [49],
ce qui va conduire le Narrateur qui s’est épris d’elle à l’enfermer, ou du
moins à la séquestrer dans la « cage dorée » de son domicile et à la surveiller
(il va passer d’un comportement velléitaire à une attitude dictatoriale).
Le Baron de Charlus, qui fait partie de la haute aristocratie et de la noblesse (il appartient à la famille de Guermantes) [50], est un personnage ambivalent. Il est homosexuel (ce qui n’est déjà guère apprécié au sein de la société dans laquelle il évolue), dominant ou dominé selon le moment.
Le Baron de Charlus campe un personnage incontestablement caricatural (c’est une personnalité narcissique, excessivement prétentieuse et monstrueusement orgueilleuse), mais ineffable dans sa complexité. D’une part, c’est un être sensible et cultivé, un aristocrate et un esthète raffiné, charmeur et séducteur, bavard aussi (en fait, potinier) et jouant – lui aussi – un rôle important dans le roman. Et, d’autre part, c’est ce même personnage proustien, qui, à un moment donné, apparaît dans des contextes sadomasochistes (il éprouve un plaisir particulier à se faire fouetter et insulter par Maurice, un des employés du bordel tenu par Jupien dans un hôtel appartenant à Charlus lui-même), des pratiques qui font partie de ces vices divers rapportés par le Narrateur (qui lui-même fait preuve de voyeurisme teinté de sadisme [51]). Dans sa vieillesse, son état de décrépitude inspirera la pitié au lecteur. Bref, Charlus est un personnage à la fois agaçant et attachant, de par ce contraste entre l’aristocrate imbu de sa personne et l’amoureux passionné prêt à supporter toutes les humiliations [52]. Plusieurs auteurs, comme Philippe Berthier, dans son Charlus, et Cristian Micu, dans sa thèse, sont d’ailleurs parvenus « à ôter la couche de fard du baron « inverti » tout en lui laissant sa complexité » et à réhabiliter de manière significative ce personnage mal aimé.
Ces éléments vont
revenir dans le cadre de ce roman que l’on peut peut-être appeler roman initiatique où,
justement après avoir quitté les obscurités des bas-fonds, après avoir connu
les mondanités et les vices de ce monde de la haute société, le Narrateur
accède à sa vocation d’écrivain et à une sorte de transfiguration.
A côté du
Baron de Charlus, on trouve la Duchesse de Guermantes, la Princesse de
Guermantes, le Duc de Guermantes, les
Verdurin qui sont un couple de bourgeois qui veulent imiter
l’aristocratie. Ils sont tout à fait incultes, ont un comportement de nouveau
riche, un peu « bling-bling », voulant montrer qu’ils sont au courant
de tout, alors qu’en fait, ils ne savent rien. Ce sont des personnes qui
peuvent faire l’objet de Caractères de La Bruyère.
Car A
la recherche du Temps perdu est aussi une satire sociale de l’aristocratie et d’autres classes (comme les bourgeois
parvenus que sont les Verdurin). C’est
une peinture sociale, une caricature au vitriol. Les snobs n’échappent pas à la
plume acerbe de l’écrivain avec l’archétype même, le « saint Sébastien du
snobisme », en la personne de Legrandin [53].
Le style de Proust
En
parlant des Caractères de La Bruyère, le moment est peut-être opportun
de s’intéresser au style de Proust qui lui est tout à fait propre. Il lui est
incomparable, mais il ne faudrait pas nier pour autant les clins d’œil réguliers que Proust fait
à quelques grands auteurs.
Loin
d’être un auteur du XIXe, Proust est un grand classique. Dans son livre Sur
Proust, Jean-François Revel, le compare, pour ses qualités de pamphlétaire,
à Boileau [54]
et à Montaigne pour l’audace de la pensée.
Ce serait
l’injurier peut-être que de dire qu’il a été influencé – quoique cela n’ait
rien d’injurieux en tant que tel – : il a lui-même composé des ouvrages de
pastiche (Pastiches et Mélanges), légers et bien faits, où il rédige
« à la manière de… », où, à partir d’un même thème, il écrit à la manière
de quelques grands auteurs. Tout cela est fait d’une façon subtile et très
intelligente : il n’y a pas de « placage » (évidemment, en aucun
cas, il ne peut y avoir de plagiat), mais il y a cette idée de pastiche. Quelques passages dénotent
une écriture très classique (certains portraits font penser à ceux peints par
le Duc de Saint-Simon dans ses Mémoires [55]).
Chez Proust, on trouve des réminiscences de Vigny, de Musset, de Mallarmé, et
même de Victor Hugo.
On peut
lire sur cette écriture de type classique le portrait de Madame Verdurin (Du
Côté de chez Swann, pp. 246-247), dans lequel son salon est présenté comme l’illustration d’un royaume organisé avec
une reine dominant ses sujets, un manège de vanités et un spectacle au pied du
trône.
Evidemment, c’est un
portrait féroce, réaliste, même si la métaphore est présente. Il ne faut pas
oublier que, chez Proust, la notion de métaphore a un sens particulier. Dans
son sens classique, sens qui vient de l’Antiquité et, étymologiquement, une
métaphore signifie « transfert [56] de
signification ». La métaphore
proustienne est une juxtaposition d’impressions les unes à côté des autres.
A côté de ce
classicisme, à côté de certaines formes de type romantique (on a évoqué Musset,
Vigny, Lamartine, Victor Hugo), le style proustien présente des caractéristiques typiques quant à la
construction des phrases : la construction en parallèle (dans les
phrases, on a des emboîtements mais où il y a des ramifications sous forme de
propositions subordonnées relatives (avec des « qui »,
« où », « dont », etc.) [57] et
la phrase à trappe (une figure de style
que l’on appelle la suspension et qui consiste à faire attendre une explication
par le truchement d’images et de réflexions) [58].
Evidemment, comme le fait remarquer Philippe H. Barr, professeur de littérature
française à l'Université de Caroline du Nord « C'est vrai que dans un
monde où l'on communique à coup d'abréviation sur twitter, par email ou par
texto, les longues phrases travaillées de Proust semblent gêner notre besoin
d'aller droit au but. Il semble qu'on ait de moins en moins le temps de
« faire des phrases » ! Consacrer tout ce temps à la lecture est
devenu un luxe. Je crois néanmoins que c'est pour ces raisons mêmes que l'on
peut (et que l'on doit) s'offrir le luxe de lire Proust aujourd’hui ».
Dans le Temps retrouvé, Proust nous
informe de ce qu’est le style pour le Narrateur et pour lui par
conséquent : « Le style pour l'écrivain, aussi bien que la couleur
pour le peintre, est une question non de technique mais de vision. Il est la révélation, qui serait impossible par
des moyens directs conscients,
de la différence qualitative
qu'il y a dans la façon dont nous apparaît le monde, différence qui, s'il n'y avait pas l'art, resterait le secret
éternel de chacun. ».
Nous y reviendrons plus loin.
Pour terminer, signalons que dans le livre de Georges Rivane sur l’influence de l’asthme sur l’œuvre de Marcel Proust, l’auteur signale un élément très intéressant à propos la phrase proustienne : « la cadence de la phrase de Proust est la traduction littéraire et littérale d’un de ses accès de suffocation ». Il est en effet très possible que sa maladie respiratoire ait inconsciemment marqué son écriture, et par là-même influencé son style, car même si la phrase proustienne respecte les règles les plus classiques, il faut bien avouer que certaines sont parfois déroutantes, « plus sinueuses que les pistes du Sagarmatha » (Robert Lévesque). Or, Charles Dantzig signalait avec une très grande acuité que « dès qu'on s'est adapté à la respiration de Proust, on l'accompagne avec bonheur ».
La Recherche est-elle un roman initiatique ?
On a fait précédemment
allusion à l’hypothèse selon laquelle la Recherche serait un roman
initiatique.
Qu’est-ce qu’un roman
initiatique ? En fait, c’est un roman dans lequel, un individu part d’un
stade A et qui, pour atteindre le stade C (celui de la renaissance), doit
passer toute une série d’épreuves et de souffrances (d’où l’expression de roman
initiatique) qui vont faire de lui quelqu’un de plus fort ?
Cette descente aux
Enfers fait référence – même si cela peut paraître paradoxal – à l’obscurité
(quand l’on pense à l’Enfer dans la religion chrétienne, on imagine plutôt une
fournaise, un feu continu, mais les Enfers [59]
chez les Anciens, c’est en fait un lieu souterrain, obscur, sombre où des âmes
sont en train d’errer comme des ombres [60].
Cette descente aux Enfers, on peut
l’entendre comme une descente en
soi-même (et dans sens-là aussi, la métaphore d’initiation pourrait
s’appliquer).
En tout cas, un certain
nombre d’extraits dans l’œuvre de Proust semblent aller dans ce sens.
Dans Du Côté de chez
Swann (p. 409) : Swann descend
sur les boulevards parisiens comme s’il voulait retrouver Odette, ce qui
peut être mis en parallèle avec une descente aux Enfers comme décrit ci-dessus
(donc une descente vers l’obscurité, la
mort étant symbolisée par elle ou par la nuit) :
« Il
se rappela les becs de gaz qu'on éteignait boulevard des Italiens quand il
l'avait rencontrée contre tout espoir parmi les ombres errantes, dans cette nuit qui lui avait semblé presque surnaturelle et qui en effet – nuit d'un temps où il n'avait même
pas à se demander s'il ne la contrarierait pas en la cherchant, en la retrouvant, tant il était sûr qu'elle
n'avait pas de plus grande joie que de le voir et de rentrer avec lui –
appartenait bien à un monde mystérieux
où on ne peut jamais revenir quand les portes s'en sont refermées. ».
La référence au mythe d’Orphée et Eurydice est claire : comme chacun sait, celui-ci raconte qu’Orphée s’est aventuré dans les Enfers pour y retrouver sa bien-aimée et la ramener dans le monde des vivants, mais alors qu’il y était presque parvenu, il se retourne trop tôt et celle-ci disparaît à jamais, de sorte qu’Orphée se retrouve seul une fois revenu à la lumière.
Hermès, Eurydice et Orphée, fac simile en plâtre d’un bas-relief du MANN Cambridge Museum of Classical Archaeology (Auteur : Zde (travail personnel) – Licence : Creative Commons Attribution)
Dans son article
« le mythe d’Orphée dans le Temps retrouvé », Nausicaa Dewez [61]
explique que « Dans Le
Temps retrouvé (p. 84), c’est le Narrateur, Marcel, qui joue le rôle
d’Orphée, mais son Eurydice n’est pas
une femme qu’il aime et qu’il voudrait retrouver » (…) : l’Eurydice
sera alors la vie passée, le « temps perdu » qu’il tentera de
retrouver » (le roman de Proust est une recherche, c’est-à-dire
une suite d’efforts pour retrouver
quelque chose que l’on a perdu). « Comme Orphée parti à la suite
d’Eurydice, le Narrateur de la Recherche connaîtra d’abord une descente
aux Enfers. Celle-ci ne s’entend pas, bien sûr, au sens propre. Il s’agit ici
d’une descente aux Enfers symbolique. ».
Il y a ensuite la renaissance dans l’art et cela
nous mène au troisième stade de ce processus initiatique : après la
descente en soi-même, il y a la découverte de la lumière.
Le passage du Temps retrouvé qui nous
informe de ce stade final de l’initiation nous renseigne également sur ce
qu’est finalement le style pour le Narrateur et pour Proust par
conséquent : « Le style pour l'écrivain, aussi bien que la couleur
pour le peintre, est une question non de technique mais de vision. Il est la révélation, qui serait impossible par
des moyens directs conscients,
de la différence qualitative
qu'il y a dans la façon dont nous apparaît le monde, différence qui, s'il n'y avait pas l'art, resterait le secret
éternel de chacun. ».
Tous les mots qui sont utilisés dans cette phrase
sont importants (quand l’on parle de « révélation », c’est au sens
photographique du terme où, avec le temps, l’image apparaît progressivement).
N’oublions pas que le mot « révélation »
est apparenté à la notion de
dévoilement (de ce qui est secret) et que le terme propre en grec, est apocalypse. « S’il n’y avait pas
l’art, [elle] resterait le secret éternel de chacun » : autrement dit, c’est l’art qui permet de
sortir de notre Enfer, de notre monde infernal, c’est-à-dire notre monde
intérieur et c’est l’art qui permet la révélation, donc la levée du voile et
l’accès à la lumière.
Conclusion
Cette expérience intérieure qui est celle de la Recherche
de Proust appartient à ce type d’expérience qui est celle du Voyage en
Orient de Nerval, par exemple, mais surtout, bien sûr, celle de l’immortel
Dante qui, dans sa Divine Comédie, décrit le parcours
qu’il suit avec Virgile en descendant dans le monde infernal.
Dans la Divine Comédie de Dante, il y a
une série de cercles qui se
succèdent et que Virgile fait découvrir à Dante, son successeur (poète comme
lui), en même temps qu’il lui fait entrevoir une multitude de vices, avant de
revenir, enfin, après le Purgatoire,
vers le Paradis.
De la même manière, dans la Recherche, le
Narrateur est confronté à ces vices dans les salons, chez les personnages
mondains qu’il rencontre, dans ces cercles
aristocratiques – ce sont également des cercles – et puis, dans la dernière
partie du roman, dans le Temps retrouvé, celui-ci va remonter vers la
lumière et vers cet espace où il prend conscience de sa vocation d’écrivain.
Comme dans la Divine Comédie, il y a trois stades.
On peut dire que la Recherche est véritablement
construite sur cette structure, telle qu’on l’a évoquée plus haut en parlant de
la temporalité (temps cyclique), du cheminement dans cette cathédrale où l’on
part du parvis (de l’enfance, du
sommeil) et où, en avançant dans la
nef, en visitant les chapelles collatérales – celles du vice –, on parvient,
finalement, mais progressivement, à l’illumination, à la lumière dans
l’abside.
Enfin, pour en revenir à
mon objectif premier, à savoir honorer la mémoire de Marcel Proust, le meilleur
hommage que l'on puisse rendre à ce dernier géant de la littérature
française, en ce mois de novembre 2022, comme me le faisait à juste titre
remarquer mon fidèle ami, le Docteur en histoire Philippe Dieudonné, c'est de
le lire et de le relire. Une fois happé par son style, son intelligence et
son humour, il est impossible de ne pas entrer pour toujours dans le cercle de
ses plus fidèles admirateurs. Comme l’écrivait Charles Dantzig, « Un chef-d’œuvre,
quand on le lit, nous élève jusqu'à lui. ».
Philippe Durbecq
« La Recherche incite chacun à se saisir de sa propre vie,
telle que lui seul peut la comprendre et l'éclairer de son esprit. Cadeau
immense qui, loin de clore la littérature – comme un instant de découragement
peut le faire penser au terme d'un livre à nul autre pareil, ou semble se dire
la totalité de l'expérience humaine –, l'ouvre à l'infini de tous les lecteurs
possibles, à tous les lecteurs que ce travail nourrit, enchante et console de
leur précarité. À nous tous, écrivains de nous-mêmes. » (Thierry Hentsch)
« Mort, il continue à nous éclairer, comme ces étoiles éteintes dont la lumière nous arrive encore, et on peut dire de lui ce qu’il disait à la mort de Turner : « C’est par ces yeux, fermés à jamais au fond du tombeau, que des générations qui ne sont pas encore nées verront la nature » (Marcel Proust, en 1900, dans un article consacré à l’écrivain et critique d’art John Ruskin) [62].
La
pendule offerte par Marcel Proust à son ami Gabriel de La Rochefoucauld à l’occasion de son
mariage, en février 1905 (acquise en novembre 2022 et conservée dans les
collections de la Maison de tante Léonie). On y verra – comme c’est mon cas –
un symbole de « l’attachement de l’auteur aux questions de l’écoulement du
temps » (© avec l’aimable autorisation de la Société des Amis de Marcel
Proust – source https://www.amisdeproust.fr/images/DocsPdf/Brochure-Pendule_version-%C3%A9lectronique.pdf)
Bibliographie
- Jacques BENOIST-MECHIN [63], Avec Marcel Proust, Albin Michel.
- Philippe BERTHIER, Charlus, Edition de Fallois, 2017.
- Evelyne BLOCH-DANO, Madame Proust, Grasset, 2004.
- Stéphane CHAUDIER, « Proust et l’antisémitisme », Revue internationale des livres et des idées (RILI), 2008, p. 43-46 (URL : https://hal.archives-ouvertes.fr/hal-01677009/document)
- Collectif, Proust et
la musique, Marcel Proust Aujourd’hui, Volume : 17, 2022.
- Collectif, Proust et le rire, Marcel Proust Aujourd’hui, Volume : 16, 2021.
- Collectif, « Proust et les Juifs », Revue des Deux Mondes [64] du 11 mai 2022.
- Antoine COMPAGNON, Proust du côté juif, Collection Bibliothèque des Histoires, Série illustrée, Gallimard, 2022.
- Charles DANTZIG, Proust Océan, Grasset, 2022.
- Nausicaa DEWEZ, « le mythe d’Orphée dans le Temps retrouvé » (URL : http://bcs.fltr.ucl.ac.be/FE/05/dewez.html).
- Serge DOUBROVSKY, La Place de la madeleine, écriture et fantasme chez Proust, Mercure de France, 1974.
- Sophie DUVAL, « Un petit pan d’humour proustien. Défiguration, originalité et harmonie cosmique », dans Poétique 2009/1 (n° 157), pp. 19 à 39.
- Jean-Paul et Raphaël ENTHOVEN, Dictionnaire amoureux de Marcel Proust, Plon-Grasset, 2013.
- Guillaume FAU, « Le fonds Proust au département des Manuscrits de la Bibliothèque nationale de France. Genesis, 36 | 2013, mis en ligne en 2015 (URL : http://journals.openedition.org/genesis/1154).
- Lorenza FOSCHINI, Le Manteau de Proust, La Table ronde, 2012.
- Luc FRAISSE et Marc HERSANT, Saint-Simon et Proust, Cahiers Saint-Simon, n° 44, pp. 1-5 (fait partie d'un numéro thématique : Saint-Simon et Proust. Journée d'études du samedi 12 mars 2016) – URL : https://www.persee.fr/doc/simon_0409-8846_2016_num_44_1_1753.
- F.-C. GREEN, Le rire dans l’œuvre de Proust, Cahiers de l'AIEF Année 1960 12 pp. 243-257 (URL : https://www.persee.fr/doc/caief_0571-5865_1960_num_12_1_2180).
- Christian GURY, Proust et le « très singulier » Infant d’Espagne de Christina Gury aux édition Kimé, 2005.
- Geneviève HENROT-SOSTERO, « Enfers du Nom dans À la recherche du temps perdu », Quaderni Proustiani, n. 12, 2018, pp. 77-100 (URL : https://core.ac.uk/download/pdf/168403769.pdf).
- Thierry HENTSCH, Le Temps aboli. L’Occident et ses grands récits, Presses de l’Université de Montréal, 2005.
- Laure HILLERIN, A la Recherche de Céleste Albaret, Flammarion, 2021.
- Laure HILLERIN, Proust pour rire. Bréviaire jubilatoire de A la Recherche du temps perdu, Essais littéraires, 2016.
- Jan HOKENSON, « Proust's « Japonisme » : Contrastive Aesthetics », Modern Language Studies, volume 29, n° 1, 1999, pp. 17-37.
- Farzaneh KARIMIAN, « L’Humour proustien », Plume, première année, numéro 1, 2006, pp. 86-100 (URL : http://www.revueplume.ir/article_48718_12b8de808cb1e2b5c818b66b4e1dd53d.pdf).
- Thierry LAGET, D’étoiles en étoiles. Proust et les arts, Hazan, 2022.
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temps perdu » comme un livre de cuisine », Revue des Deux Mondes, 8
juillet 2019.
- Philippe LEJEUNE, Ecriture et sexualité, dans Europe Centenaire de Marcel Proust, février-mars 1971.
- Cristian MICU, Eloge du baron de Charlus. Trésors de vertus de l’inversion ou, la déception salvatrice (thèse Philosophiæ Doctor), 2015 (https://tspace.library.utoronto.ca/bitstream/1807/89012/1/Micu_Cristian_201506_PhD_thesis.pdf).
- Vladimir NABOKOV, Littérature I (Austen, Dickens, Flaubert, Stevenson, Proust, Joyce), Fayard, 1983.
- Christian PECHENARD, Proust et son père, Paris, Quai Voltaire, 1993.
- Gaëtan PICON, Lecture de Proust, Idées, 157, 1968.
- Léon PIERRE-QUINT, Marcel Proust, sa vie, son œuvre, Editions du Sagittaire, 1946.
- Marcel PROUST, A l’Ombre des jeunes filles en fleurs, Le Livre de Poche n° 1428/1429.
- Marcel PROUST, Le côté de Guermantes, tomes 1 & 2, Le Livre de Poche n° 1637/1638 et 1639/1640.
- Marcel PROUST, Sodome et Gomorrhe, Le Livre de Poche n° 1641/1642.
- Marcel PROUST, La prisonnière, Le Livre
de Poche 2126.
- Marcel PROUST, Albertine disparue, Le Livre de Poche 2127.
- Marcel PROUST, Le Temps retrouvé, Le Livre de Poche 2128.
- Marcel PROUST, Contre Sainte-Beuve, Gallimard, collection Idées n° 81.
- Marcel PROUST, Correspondance avec Madame Straus, Le Livre de Poche n° 3615.
- Marcel PROUST, Pastiches et mélanges, Gallimard, collection Idées n° 215.
- Marcel PROUST, Les Plaisirs et les Jours, Le Livre de Poche n° 2894.
- Marcel PROUST, Lettres à Reynaldo Hahn, Paris, 1956.
- Jean-François REVEL, Sur Proust, Les Cahiers rouges, Grasset, 2004.
- Georges RIVANE, Influence de l'asthme sur l'œuvre de Marcel Proust, La Nouvelle Edition, 1945.
- Jean-Yves TADIE, La Cathédrale du temps, Gallimard, (1999), 2017.
- Jean-Yves TADIE, Proust et la société, Gallimard, 2021.
- Jean-Claude VANTROYEN, article dans le Soir du 19 novembre 2022.
Lectures audio
- Il existe des lectures audios d’A la recherche du temps perdu, celle, en version abrégée, (anthologie en 3 CD) lue par Trintignant dans les Editions des femmes chez Antoinette Fouque, mais aussi celle en texte intégral aux Editions Thélème (35 CD, chaque tome étant disponible en coffret de 5 CD) lue par une palette d’excellents comédiens récitants.
- CD-Livre Decca « Marcel Proust, le musicien ».
Sitographie
- « Céleste Albaret chez monsieur Proust » (Grande traversée/France Culture) - URL : https://www.youtube.com/watch?v=6pGQDba7I04. La parole de Céleste Albaret a pu être préservée. Quant à la voix de Marcel Proust, elle n’a hélas jamais été enregistrée.
- https://www.youtube.com/watch?v=_MAj2iTCZk8 (humour proustien)
- Podcast « Proust musicien » (URL : https://www.radiofrance.fr/franceculture/podcasts/la-serie-musicale/proust-et-la-musique-2037850
- Podcast sur l’univers gourmand de Proust par Stéphane Solier : de la madeleine de tante Léonie à la vanille des Guermantes, en passant par le bœuf en gelée de Françoise (https://www.radiofrance.fr/franceinter/podcasts/on-va-deguster/on-va-deguster-du-dimanche-20-mars-2022-1245278).
[1] Il a été médecin-chef
de service à l'Hôtel-Dieu de Paris, professeur agrégé à la chaire d'hygiène de
la faculté de médecine de Paris, inspecteur général des services
sanitaires internationaux et membre titulaire de l'Académie nationale de
médecine. Il défend la création d'un droit sanitaire international et d'un
office international d’hygiène publique. Il s'intéressa en particulier à la
propagation des épidémies au pèlerinage de La Mecque ainsi qu'à
l'hygiène dans les transports, entre autres maritimes. Il a été le « théoricien
oublié du confinement » (« Covid-19
: la revanche posthume d'Adrien Proust, père de l'écrivain Marcel Proust,
théoricien oublié du confinement systématique » sur geo.fr, 14
mai 2020 – URL : https://www.geo.fr/histoire/la-revanche-posthume-dadrien-proust-pere-de-lecrivain-marcel-proust-theoricien-oublie-du-confinement-systematique-200671).
[2] A propos des « flambées », on
découvre déjà l’humour ravageur de Proust dans un passage de Sodome et
Gomorrhe où le narrateur rencontre l’inénarrable Directeur du Grand Hôtel
de Balbec : « Je pourrais faire faire du feu si cela me plaisait (car sur
l’ordre des médecins, j’étais parti dès Pâques), mais il craignait qu’il n’y
eût des « fixures » dans le plafond. « Surtout attendez toujours
pour allumer une flambée que la précédente soit consommée (pour consumée). Car
l’important c’est d’éviter de ne pas mettre le feu à la cheminée, d’autant plus
que, pour égayer un peu, j’ai fait placer dessus une grande postiche [sic] en
vieux Chine, que cela pourrait abîmer. ».
[3] Marcel Proust en avait deux, l’une
« très vieille » qui lui servait de plaid et qui ne quittait jamais
le barreau de laiton de son lit, l’autre en laine gris taupe, à col de loutre
et doublée de vison qui est conservée au musée Carnavalet. C’est le grand parfumeur
parisien, Jacques Guérin, collectionneur passionné, « bibliophile » (même
s’il n’aimait pas cette étiquette) et amoureux de l’œuvre de Marcel Proust, qui
sauva in extremis le
manteau de l’écrivain lorsqu’il apprit qu’il avait été cédé à « l’antiquaire »
Werner (en fait un brocanteur de Puteaux, factotum de la belle-sœur
de Marcel, Marthe Proust). Ce dernier se
servait de l’une de ces pelisses pour s’envelopper les pieds et les jambes pour
pêcher sur les bords de la Marne ! Guérin en fit don au musée
Carnavalet avec, pour seule obligation, celle de reconstituer la chambre de
Proust à partir de l’ensemble unique qu’il avait rassemblé : le lit en
laiton de Marcel, son bureau, sa garniture de toilette, sa canne, cadeau
du marquis d'Albufera, l’étui en or Cartier qui contenait son épingle de
cravate en corail et sa légion d’honneur (https://www.carnavalet.paris.fr/collections/pelisse-de-marcel-proust). C’est aussi grâce à Jacques Guérin que furent arrachés à l’oubli,
voire à la destruction les derniers manuscrits de Marcel Proust, des lettres et
des notes éparses, des photos, … Tout cela était voué au bûcher, car Proust,
accaparé par son œuvre, n’avait pris aucune disposition testamentaire
concernant ses manuscrits.
[4] Voir son article « Proust : enquête sur une pelisse mitée » (https://www.huffingtonpost.fr/actualites/article/proust-enquete-sur-une-pelisse-mitee_20233.html).
[5] Pour se rendre à son restaurant préféré, Le Ritz, place Vendôme … presque son second chez-soi ! Proust aime ce lieu, car « Au Ritz, personne ne vous bouscule » et il peut y observer à loisir la société mondaine.
[6] Dans le roman, le personnage de « tante Léonie » est inspiré de sa tante paternelle, Élisabeth Proust.
[7] Laure Hillerin lui a consacré un
splendide ouvrage : A la Recherche de Céleste Albaret. Elle dévoile un
aspect méconnu de cette « servante au grand cœur » : sa facette
de muse et d’égérie pour Proust.
[8] Christian Péchenard, Proust et son père.
[9] Marcel Proust a toujours revendiqué son droit de
ne pas se définir par rapport à une religion : dans sa correspondance
(numérisée), on peut lire qu'il n'était « pas
croyant » (Marcel Proust à Lionel Hauser). Dreyfusard convaincu,
il fut affecté par l'antisémitisme qui régnait en son temps. Lui-même
essuya les critiques antisémites de certaines plumes acerbes, mais loin de
faire le gros dos, il les combattit avec panache et intervint également dans
d’autres grands débats humains de son époque comme le génocide arménien.
[10] Cette église a été reconstruite de 1931 à 1938 et il ne reste rien de cet ancien édifice, sauf une statue de la Vierge, la Vierge de Chaillot et d’anciennes photographies, comme celle reprise ci-dessous.
[11] Benoît Gallot, La Vie secrète d’un cimetière (par le conservateur du Père-Lachaise, le cimetière le plus célèbre du monde).
[12] La chambre de Marcel Proust du 44 a été reconstituée au musée Carnavalet.
[13] Il y a très peu d’adresses dans la Recherche Le Paris de Proust et le lecteur doit souvent reconstituer les lieux (sa géographie a été revisitée et magnifiée par Proust), mais cela reste un « monde flottant » comme le disait la commissaire de l’exposition Anne-Laure Sol (https://www.rtbf.be/article/le-paris-de-marcel-proust-un-monde-flottant-au-musee-carnavalet-10899592).
[14] Il faut savoir que la
« Recherche » a été publiée entre 1913 et 1927. L’achèvement de la
publication s’est fait de manière posthume, dans les cinq ans qui ont suivi sa
mort. Il avait commencé à publier son œuvre chez Grasset, puis a changé
d’éditeur et a choisi Gallimard et la fameuse collection « Blanche ».
La «
Blanche » est la grande collection de littérature et de critique françaises de
Gallimard, née en 1911 avec les premiers titres des Éditions de la Nouvelle
Revue française. Elle fut ainsi désignée pour la teinte crème de sa carte de
couverture, tranchant avec les aplats vifs de la production courante des
éditeurs du début du siècle. Expression des choix du comité de lecture, elle
n’a jamais eu de directeur attitré. Jusqu’en 1950, la collection « Blanche »
accueille également les grands titres étrangers du fonds Gallimard qui, à
partir de 1931, y paraissent en tirage de tête. De 1911 à 2011, la collection «
Blanche » a été récompensée par 32 prix Goncourt, 29 prix Femina, 15 prix
Renaudot, 10 prix Médicis, 14 prix Interallié, 27 Grands Prix du Roman de
l’Académie française et 4 prix du Livre Inter.
[16] Christine Gouzi à propos du livre de
Thierry Laget (https://www.actu-culture.com/il-y-a-un-siecle-disparaissait-marcel-proust/).
[17] Thierry Laget a participé à l’édition d’À
la recherche du temps perdu dans la Pléiade sous la direction
de Jean-Yves Tadié.
[18] On sait à quel point
Proust était fasciné par les Pierres de Venise de Ruskin, Vitruve
anglais et romantique (pour rassembler les matériaux de son livre, Ruskin
s’était attaché à tous les piliers du Palais Ducal, comme un pic-vert à un
tronc d’arbre, y scrutant les détails de chaque chapiteau !). Proust a
traduit son ouvrage la Bible d’Amiens.
[19] Œuvre musicale fictive, mais motif
récurrent tout au long de la Recherche (voir l’article https://fr.wikipedia.org/wiki/Sonate_de_Vinteuil).
[20] Compositeur, chef
d'orchestre, chanteur et critique musical français d'origine
vénézuélienne (il est né à Caracas). Reynaldo Hahn laisse environ
150 œuvres musicales dont plusieurs compositions pour piano (voir Jean-Christophe Étienne, L’Œuvre
pour piano de Reynaldo Hahn, maîtrise, Université de Toulouse II, 1981).
Voir également le CD-Livre
Decca « Marcel Proust, le musicien » et l’article que Wikipédia lui
consacre avec une ample bibliographie (https://fr.wikipedia.org/wiki/Reynaldo_Hahn). A Deauville, une rue
lui est dédiée.
[21] Il fut le principal compagnon de Marcel
Proust.
[22] Marcel Proust, La cour aux lilas et
l'atelier aux roses : le salon de Mme Madeleine Lemaire.
[23] Voir l’article https://fr.wikipedia.org/wiki/Mus%C3%A9e_Marcel_Proust_-_Maison_de_tante_L%C3%A9onie.
[24] Cet instrument d’optique est une invention
attribuée au prêtre jésuite et savant allemand Athanase Kircher.
[25] « A Combray,
tous les jours dès la fin de l’après-midi, longtemps avant le moment où il
faudrait me mettre au lit et rester, sans dormir, loin de ma mère et de ma
grand’mère, ma chambre à coucher redevenait le point fixe et douloureux de mes
préoccupations. On avait bien inventé, pour me distraire les soirs où on me
trouvait l’air trop malheureux, de me donner une lanterne magique, dont, en
attendant l’heure du dîner, on coiffait ma lampe ; et, à l’instar des premiers
architectes et maîtres verriers de l’âge gothique, elle substituait à l’opacité
des murs d’impalpables irisations, de surnaturelles apparitions multicolores,
où des légendes étaient dépeintes comme dans un vitrail vacillant et momentané.
Mais ma tristesse n’en était qu’accrue, parce que rien que le changement
d’éclairage détruisait l’habitude que j’avais de ma chambre et grâce à quoi,
sauf le supplice du coucher, elle m’était devenue supportable. Maintenant je ne
la reconnaissais plus et j’y étais inquiet, comme dans une chambre d’hôtel ou
de « chalet », où je fusse arrivé pour la première fois en descendant
de chemin de fer. » (Du Côté de chez Swann, page 12).
[26] « Longtemps
je me suis levé de bonne heure ». Dès l’ouverture de son œuvre,
Proust surprend son lecteur pour des raisons grammaticales : il a choisi
le passé-composé au lieu de l’imparfait normalement privilégié pour exprimer
une habitude passée et une action non achevée (d’où le nom d’imparfait
d’ailleurs). L’incipit dans un ouvrage littéraire peut se comparer à donner le
« la » pour un orchestre de musiciens : ceux-ci doivent accorder
leurs instruments (l’accordage se fait sur le « la ») pour jouer de
manière harmonieuse ; pour l’écrivain, c’est la première phrase, celle qui
annonce toute l’œuvre – et chez Proust, une œuvre colossale –, autant dire
qu’elle revêt autant d’importance que la Porta del Popolo du Bernin qui
ouvre sur Rome. Aujourd'hui, le mot incipit (du latin incipio, is, ere : « commencer ») désigne
les premiers mots d'un texte. Selon une tradition hébraïque reprise dans le
christianisme, l'incipit donne son titre au document (les bulles pontificales,
par exemple, sont nommées d'après leur incipit en latin).
[27] Le dernier chapitre du
dernier volume a été écrit tout de suite après
le premier chapitre du premier volume. Tout l’« entre-deux » a été
écrit ensuite […] » (Corr ., t. XVIII, p. 536, à Paul Souday,
le [17 décembre 1919]) ; « (le dernier chapitre du dernier volume, non paru, a
été écrit tout de suite après
le premier chapitre du premier volume) » (ibid.,
p. 546, à Rosny aîné, [peu avant le 23 décembre 1919]) ; « Le dernier chapitre
du dernier volume, non encore paru, a été écrit avant le premier chapitre du premier volume. »
(ibid., t. XIX, p. 267, à Alberto Lumbroso,
le [14 mai 1920]).
[28] Sans doute une robe de Fortuny. La
duchesse de Guermantes portait des robes de ce couturier vénitien du début du
siècle passé, mais d’origine espagnole (Mariano Fortuny y Madrazo). Le musée
Fortuny occupe le palais du même nom, situé dans le quartier San Marco. Proust
avait été reçu chez Madame Fortuny et devait offrir beaucoup de robes de cet
artiste à la Prisonnière ; elles sont entrées dans la légende
proustienne (voir Paul Morand, Venises). Fortuny était très influencé
par l’Antiquité. En témoigne, au musée Galliera, son emblématique robe « Delphos »
qui tire son nom de l’aurige de Delphes et s’inspire du chiton ionien avec sa
soie finement plissée (https://www.palaisgalliera.paris.fr/fr/oeuvre/robe-delphos-mariano-fortuny).
[29] « À force de coller les uns
aux autres ces papiers que Françoise appelait mes paperoles, ils se déchiraient
çà et là. Au besoin Françoise ne pourrait-elle pas m'aider à les consolider, de
la même façon qu'elle mettait des pièces aux parties usées de ses robes, ou
qu'à la fenêtre de la cuisine, en attendant le vitrier comme moi l'imprimeur,
elle collait un morceau de journal à la place d'un carreau cassé ?
Françoise me dirait, en me montrant mes cahiers rongés comme le bois où
l'insecte s'est mis : « C'est tout mité, regardez, c'est malheureux,
voilà un bout de page qui n'est plus qu'une dentelle » et l'examinant
comme un tailleur : « Je ne crois pas que je pourrai la refaire,
c'est perdu. C'est dommage, c'est peut-être vos plus belles idées. Comme on dit
à Combray, il n'y a pas de fourreurs qui s'y connaissent aussi bien comme les
mites. Ils se mettent toujours dans les meilleures étoffes. » (Le Temps retrouvé, tome 2, p. 242).
[30] Entretien avec Jean-Claude Vantroyen dans le Soir
du 19 novembre 2022.
[31] Le Narrateur est souvent appelé Marcel.
Proust lui-même évoque cette idée tout en se gardant de la confirmer :
« ... elle disait : « Mon » ou « Mon chéri » suivi de
l'un ou l'autre de mon nom de baptême, ce qui, en donnant au narrateur le même
prénom qu'à l'auteur de ce livre, eût fait : « Mon Marcel » ou
« Mon chéri Marcel ». » (La Prisonnière).
[32] Proust avait un humour fou. Chez
Proust, les personnages sont tous caractérisés, avant tout, par la manière dont
ils parlent. Le comique vient d’abord des mots. A cet effet, Proust ne dédaigne
pas les formes les plus élémentaires du risible : le calembour et le
malaprop (le malapropisme est une impropriété de langage, un emploi impropre
d’un mot, le plus souvent avec un effet comique involontaire). Les exemples pullulent
dans le roman de Proust mais surtout quand il donne la parole au directeur du
Grand Hôtel de Balbec qui a logé Marcel tout en haut : « J’espère,
dit-il, que vous ne verrez pas là un manque d’impolitesse, j’étais ennuyé de
vous donner une chambre dont vous êtes indigne, mais je l’ai fait rapport au
bruit, parce que comme cela vous n’aurez personne au-dessus de vous pour vous
fatiguer le trépan » (Sodome et Gomorrhe, I, 170). Proust ne
s’arrête cependant pas là : on a aussi des personnages comiques par leurs
traits de caractère ou des scènes comiques, créées par exemple par des
quiproquos comme celui s’installant entre le Docteur Cottard et Charlus : le
Docteur Cottard est désappointé par l’annulation du duel entre Charlus et
Morel, alors qu’il s’était fait une gloire d’avoir été choisi comme témoin. Pour
être gentil avec Cottard, Charlus lui caresse la main, pas à la façon de
l’inverti qu’il est, mais à la façon d’un Guermantes flattant le museau de son
cheval et lui donnant du sucre. Mais Cottard, connaissant les mœurs du Baron de
Charlus, croit que tout cela n’est qu’un stratagème pour le faire venir et pour
le violer. Et donc, on assiste à la scène où le Baron de Charlus caresse la
main d’un homme qui le dégoûte et l’homme qui dégoûte le Baron de Charlus croit
que Charlus l’a fait venir pour le violer. On a enfin une attitude générale de
Proust devant la vie – qu’on peut appeler humour – de retrait dans un monde où
finalement rien n’est grave. Même la phrase qui ouvre la Recherche
(incipit), « Longtemps, je me suis couché de bonne heure », on
imagine Proust l’écrire le sourire aux lèvres, lui qui savait qu’il ne se
couchait pas avant 6 heures du matin (quand il rend visite à Paul Morand en
août 1915, il est minuit !). Son rire ravageur est aussi présent dans ses
articles et dans sa correspondance. Dernière chose, « l’humour proustien
(…) n’est jamais méchant. Proust ne condamne pas, ne juge pas : il sourit.
Génial horloger, il démonte les mécanismes de l’âme humaine dans leurs moindres
subtilités. Il pointe, dévoile, décrypte, sans posture morale, sans acrimonie,
sans malveillance, et j’irais jusqu’à dire avec bonté » (Laure Hillerin, Proust
pour rire. Bréviaire jubilatoire de À la recherche
du temps perdu, p. 16).
[33] Proust est un des premiers à traiter ce
thème de l’homosexualité masculine et féminine dans son œuvre.
[34] Parmi lesquels il faut tout de même
citer en particulier Paul Léautaud.
[35] La Prisonnière, Gallimard,
Bibliothèque de la Pléiade, tome III, 1989, p. 887.
[36] Dans Un Amour de Swann, Odette
de Crécy sait même aiguiser à dessein cette jalousie, attisant la souffrance de
Swann qui est tombé éperdument amoureux de cette « cocotte » ! Un
Amour de Swann est d’ailleurs l’archétype même du roman de la jalousie.
[37] Entretien avec Jean-Claude Vantroyen dans le Soir
du 19 novembre 2022.
[38] Cf. l’article de Sébastien Lapaque, « Proust à table : lire « A la recherche du temps perdu » comme un livre de cuisine ».
[39] Ibid.
[40] Comme chacun sait, de (trop) nombreuses interprétations littéraires ont été données à ce passage célèbre, certaines plus ou moins sérieuses (Philippe Lejeune et Serge Doubrovsky), et d’autres, de nature psychanalytique, qui le sont nettement moins.
[41] Elle n’en a que le nom puisqu’elle ne contient aucun ingrédient typiquement japonais.
[42] Article de Sophie Pujas, « Inédit : une « cathédrale » de Proust exposée à Paris (https://www.lepoint.fr/culture/inedit-une-cathedrale-de-proust-exposee-a-paris-12-04-2019-2307342_3.php).
[43] Avec la voûte sur
croisée d’ogives (généralement constituée de deux arcs en plein cintre qui se
croisent), la poussée se donne sur les quatre piliers, ce qui signifie que le
mur n’est plus porteur. Cette masse de pierre pourra donc être remplacée par du
verre (apport de lumière). La poussée n’est toutefois pas verticale, mais
diagonale. Les quatre piliers, qu’elle tend à pousser vers l’extérieur, ne
pourront donc suffire pour la compenser. A l’époque gothique, on emploie
l’arc-boutant Par son intermédiaire, la force est transférée aux contreforts et
enfin aux fondations. De cette manière, les piliers principaux peuvent rester
relativement minces proportionnellement à leur hauteur et libérer ainsi plus
d’espace entre eux pour les fenêtres. L’inclinaison de l’arc-boutant par
rapport à la culée était calculée en fonction de la poussée des ogives. Le
poids des pinacles était calculé selon les mêmes critères (les pinacles
n’étaient pas de simples garnitures : ils servaient en effet, le plus souvent,
à accentuer la résistance de la culée à la poussée des arcs-boutants en
écrasant ces derniers). Au début, l’arc-boutant fut unique, mais les
constructeurs se rendirent bientôt compte qu’il fallait neutraliser deux sortes
de poussées, celle de la voûte et la pression exercée juste au-dessus de la
voûte par le vent soufflant sur l’immense toit.
[44] Le mot persona vient du verbe personare (per-sonare : « parler à travers ») où il
désignait le masque que portaient les acteurs de théâtre. Ce
masque avait pour fonction à la fois de donner à l'acteur l'apparence du
personnage qu'il interprétait, mais aussi de permettre à sa voix de
porter suffisamment loin pour être audible des spectateurs.
[45] « Pour
l'essentiel, l'homme est ce qu'il cache : un misérable petit tas de
secrets ».
[46] Le thème principal de ce volume est l'amour
possessif et jaloux qu'éprouve le Narrateur pour Albertine. Il la fait
surveiller, la soupçonne de liaisons homosexuelles, essaie de la retenir chez
lui.
[47] Albertine
disparue constitue une analyse de la souffrance amoureuse,
qu’atténue lentement – « dans le temps » – le travail du deuil et
de l'oubli. Albertine est en effet partie sans prévenir le Narrateur. Il essaie
pourtant de faire revenir Albertine chez lui par tous les moyens après le
départ de celle-ci (il feint l’indifférence, envoie son influent ami
Saint-Loup, promet à Albertine l’achat d’un yacht et d’une Rolls-Royce, etc.). Mais tous ses efforts sont
vains ; Albertine en effet meurt dans un accident de cheval. L’oubli fait
alors progressivement son œuvre dans la vie du Narrateur, atténuant sa
souffrance.
[48] Swann est le seul à avoir un chapitre dédié à sa
vie avant la naissance du narrateur, à savoir Un amour de Swann.
[49] C’est le Docteur
Cottard, « ce prince de la science », beaucoup plus préoccupé par son
goût immodéré des mondanités que par l’accomplissement de sa mission consistant
à soigner ses semblables, qui mettra le feu aux poudres en attirant l’attention
du Narrateur, au casino d’Incarville ?
près de Balbec, sur l’attitude équivoque d’Albertine dansant avec son amie
Andrée : à ce moment-là, le Narrateur est envahi par un sentiment de jalousie
qui le hantera longtemps : «
Tenez,
regardez, ajouta-t-il en me montrant Albertine et Andrée qui
valsaient lentement, serrées l’une contre l’autre, j’ai oublié mon lorgnon et
je ne vois pas bien, mais elles sont certainement au comble de la jouissance.
On ne sait pas assez que c’est surtout par les seins que les femmes
l’éprouvent. Et, voyez, les leurs se touchent complètement. » En effet, le
contact n’avait pas cessé entre ceux d’Andrée et
ceux d’Albertine. Je ne sais si elles
entendirent ou devinèrent la réflexion de Cottard,
mais elles se détachèrent légèrement l’une de l’autre tout en continuant à
valser. Andrée dit à ce moment un mot
à Albertine et celle-ci rit du même
rire pénétrant et profond que j’avais entendu tout à l’heure. Mais le trouble
qu’il m’apporta cette fois ne me fut plus que cruel » (Sodome et Gomorrhe).
[50] Selon l’essayiste Christian Gury, Marcel Proust se serait inspiré de l’infant Luis-Ferdinand (1888-1945), cousin du roi Alphonse XIII d’Espagne, personnage très en vue des fêtes de la Belle Epoque et des Années Folles pour créer son personnage de Charlus. Mais d’autres modèles ont également été proposés (Robert de Montesquiou ; le baron Doäzan ; le comte de la Rochefoucauld ; le duc de Bisaccia ; Oscar Wilde).
[51] « Alors je
m’aperçus qu’il y avait dans cette chambre un œil de bœuf latéral dont on avait
oublié de tirer le rideau ; cheminant à pas de loup dans l’ombre, je me glissai
jusqu’à cet œil de bœuf, et là enchaîné sur un lit comme Prométhée sur son
rocher, recevant les coups d’un martinet en effet planté de clous que lui
infligeaient Maurice, je vis, déjà tout en sang, et couvert d’ecchymoses qui
prouvaient que le supplice n’avait pas lieu pour la première fois, je vis
devant moi M. de Charlus. » (Le Temps retrouvé).
[52] Quand madame Verdurin arrive à convaincre le musicien Morel de rompre avec le baron de Charlus, celui-ci le fait en public, en l’accablant de paroles cruelles et blessantes au point que Charlus en reste foudroyé.
[53] Du Côté de chez Swann,
[54] Très jeune homme qui avait tout à
gagner. Scarron & co : tous ces gens faisaient la loi.
[55] Voir Luc Fraisse et Marc Hersant, Saint-Simon
et Proust, Cahiers Saint-Simon.
[56] Métaphore est composé du préfixe grec méta (= « d’un lieu à un
autre ») et du radical phore
issu du verbe phôré (=
« porter », cf. ferre, en
latin). La métaphore est donc une figure de style qui permet de porter un terme
dans un autre « lieu » par le fait même de les comparer. Le même type
d’étymologie intervient dans les mots « anaphore », formé du préfixe
grec ana (= « de bas en haut, de
nouveau ») qui est une figure de style consistant à répéter un mot ou un
groupe de mots en début de phrase, de vers ou de proposition (exemple :
« Paris, Paris outragé ! Paris brisé ! Paris martyrisé !
mais Paris libéré ! » (Charles de Gaulle) ou « épiphore » (formé
du préfixe épi (= « sur,
au-delà » à répéter un mot ou un groupe de mots en fin de phrase, de vers
ou de proposition (exemple : « Elle ne voyait rien, ne comprenait
rien, elle n’était rien. »).
[57] Pour les phrases
en parallèle, on a la description des chambres d’hiver et d’été dans Du Côté
de chez Swann (pp. 14-15). On voit donc ici qu’on peut parler de construction en parallèle (on a les chambres d’hiver
et les chambres d’été), mais que, pour autant, la construction des phrases qui
portent sur la description des chambres d’été ne suit pas exactement (ce n’est
pas un double, un décalque) ce qui est écrit concernant les chambres d’hiver.
Il y a une volonté en même temps de rompre dans ce parallèle par rapport à la
structure syntaxique qui précède.
[58] La phrase à
trappe, on la trouve dans le portrait du Baron de Charlus dans A l’Ombre des
jeunes filles en fleurs lorsque le Narrateur vient prendre le thé chez lui
et a tout le loisir de l’observer. L’explication se fait par l’intermédiaire
d’images, en l’occurrence celle d’une forteresse puisque le visage de Charlus
est fermé et tout à fait impassible, immobile et seules apparaît vivant dans ce
visage ce qui se passe derrière la fente des yeux qui « étaient comme une lézarde, comme une
meurtrière que seule il n'avait pu boucher ».
[59] Du latin inferni, les lieux d'en bas (le mot est apparenté à inferus, « qui est plus bas,
inférieur », et infra, « au-dessous
de »), géographiquement : sous terre. Pas d'Enfers chez les Grecs, mais
l'Hadès, à la fois lieu des trépassés et dieu de l'invisible. Il est décrit par
Homère dans l’Odyssée et par Hésiode dans la Théogonie. Virgile,
imitateur d’Homère dans l’Enéide, a écrit, à son tour, une descente aux
Enfers (une catabase). Nous retrouvons une description des Enfers chez Ovide
avec le mythe d’Orphée et d’Eurydice dans ses Métamorphoses (livres X et
XI).
[60] Les ombres errantes, sans corps comme
les âmes, sont cependant reconnaissables parce qu'à l'image des corps vivants.
[61] URL : http://bcs.fltr.ucl.ac.be/FE/05/dewez.html.
[62] Extrait du discours de Monsieur Jérôme Bastianelli, Président de la Société des Amis de Marcel Proust et des Amis de Combray, donné ce 21 novembre 2022 lors de la commémoration du centenaire des obsèques de Marcel Proust (page 5 du programme : http://amisdeproust.fr/images/DocsPdf/ProgrammeConcertProust21nov.pdf).
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