Hommage à Marcel Proust : il y a un siècle disparaissait le dernier génie de la littérature française

 

 

Hommage à Marcel Proust : il y a un siècle disparaissait le dernier génie de la littérature française


(par Philippe Durbecq)

  

A Monsieur Jean-Claude Vantroyen, Responsable du supplément littéraire Les Livres du Soir, qui m’a inspiré cet hommage. Qu’il soit ici remercié pour son aide et sa très grande obligeance. 


Qu'il me soit également permis de remercier ici Messieurs Philippe Landru, Professeur d'histoire et Benoît Gallot, Conservateur du cimetière du Père Lachaise, pour ces précieux instants capturés par de magnifiques photos illustrant bien l'adage qu'« il n'y a pas que la mort dans un cimetière », instants qu'ils m'ont permis de faire partager grâce à leurs aimables autorisations. 


Mon infinie gratitude va enfin aux Amis de Marcel Proust et à son Président, Monsieur Jérôme Bastianelli, pour les souvenirs qu'ils ont aussi accepté de me laisser insérer de-ci de-là, dans mon article, comme autant de marque-pages, à l'occasion de la commémoration du centenaire du décès du grand écrivain.



Ce 18 novembre 2022 marquait le centenaire de la mort de Marcel Proust, un décès prématuré (il s’est éteint à l’âge de 51 ans).


Photo de Marcel Proust par Otto Wegener (1849-1924), collection privée, musée des Lettres et Manuscrits, Paris (source : https://www.parisdepeches.fr/1-Culture/128-75_Paris/297-pas_perdre_son_temps_avec_Proust.html – Licence : cette œuvre est dans le domaine public dans son pays d'origine et dans d'autres pays et régions où la durée du droit d'auteur est la vie de l'auteur plus 70 ans ou moins, ce qui est le cas de la Belgique (Durée du droit d’auteur SPF Economie)


Ce jour-là, en 1922, Marcel Proust meurt épuisé, d'une bronchite mal soignée dans son appartement du 44 rue de l'Amiral-Hamelin (Paris, 16e). Il faut dire que Marcel est doté d’une constitution fragile depuis sa plus tendre enfance : toute sa vie durant, il a souffert de graves problèmes respiratoires causés par l'asthme. 

Plaque en hommage à Marcel Proust, 44 rue de l'Amiral-Hamelin (Paris, 16e) – Photo libre de droits (Licence CC BY-SA 4.0– Source : travail personnel– Auteur : Celette)

 

Pour lutter contre l'asthme, son père, Adrien Proust, qui est médecin, professeur d’université et un grand pathologiste [1], lui prodigue des conseils comme celui de faire de l'exercice, d’aller respirer au grand air (mais pas à la campagne) et d'ouvrir la fenêtre. Mais Marcel préfère, au contraire, suivre ceux, plus casaniers, de sa mère consistant à se couvrir chaudement et à se calfeutrer dans sa chambre. Il faut avouer que Marcel entretient une relation fusionnelle avec celle qu’il appellera « maman » toute sa vie et que, d’autre part, il n’a qu’une confiance très relative dans la médecine qu’il qualifie de « science ( ?) excessivement comique » (la médecine n’est en tout cas pas une science exacte). De sorte qu’il établit ses propres règles d’hygiène de vie (un livre assez rare, du médecin Georges Rivane explique d’ailleurs l’œuvre de Proust au travers de son asthme).

 

Dans son appartement parisien, Marcel refusait d’ouvrir le chauffage central de crainte que l’assèchement de l’air ne déclenche chez lui de nouvelles crises d’asthme. On allumait donc des flambées [2] dans la cheminée et Marcel écrivait, allongé sur son lit, entouré de bouillottes, après avoir étendu sur ses pieds une chaude pelisse [3]. Ce manteau mythique, « sa seconde peau » - pour reprendre l’expression de Jeannine Hayat [4] – est l’objet emblématique de Proust, comme l’est la cafetière de Balzac. Autant, cette cafetière a été le « moteur de la Comédie humaine », autant, pour Proust, cette pelisse était le bouclier de sa santé contre les agressions extérieures, de sorte que cette protection pouvait lui permettre de poursuivre « sa » comédie humaine à lui : A la Recherche du Temps perdu.


Lit et mobilier de Marcel Proust (Musée Carnavalet, Paris) – Auteur : Jean-Pierre Dalbéra – Licence : CC BY 2.0 – Source : https://www.flickr.com/photos/dalbera/51303159958/in/photostream/)


Les dernières années de sa vie, Marcel les consacre à l’écriture de son œuvre magistrale, mais il y investit une énergie folle et se consume littéralement dans son travail, ce qui aura pour effet de détériorer encore davantage sa santé précaire. Seul dans son appartement parisien du 102, Bd. Haussmann et, tel Balzac, autre « galérien de l’écriture », Marcel Proust travaille jour et nuit, s’épuisant à la tâche, enfermé depuis dix ans dans sa chambre capitonnée de liège, ne sortant que très rarement avec ses amis artistes de l’époque [5]. Comme l’énonce le très beau titre, emprunté à François Mauriac, de l’article de Jean-Claude Vantroyen célébrant le centenaire de la mort de Proust dans le journal le Soir du 19 novembre 2022 : « Marcel Proust s’est mis hors du monde pour créer un monde ».

 

Plusieurs femmes ont compté dans la vie de Marcel Proust en dehors de sa mère, Jeanne Weil-Proust (Madame Proust, pour reprendre le titre du livre d'Evelyne Bloch-Dano), et de sa tante paternelle Elisabeth Proust [6] : la comtesse Greffulhe, qu’il sublima dans le personnage de la duchesse de Guermantes, et Céleste Albaret [7], sa femme de chambre d’août 1914 à sa mort, le 18 novembre 1922. Cette dernière a joué un rôle capital, non seulement parce qu’elle a accompagné Proust jusqu’à son dernier souffle (on l’a surnommée « la deuxième mère de Marcel Proust »), mais également parce qu’elle s’est révélée une muse parfaite pour lui : il la nommait « mon amie de toujours » et lui avait avoué : « Sans vous, je ne pourrais plus écrire ! ». 

 

Né d’un père catholique [8] et d’une mère juive (qui refusa de se convertir au christianisme, par égard pour ses parents), Marcel est élevé dans cette double culture, juive et chrétienne, même si, lui-même, était un parfait agnostique [9]. Après un office à l’église de Saint-Pierre de Chaillot [10], Marcel est en effet inhumé au cimetière du Père-Lachaise à Paris, accompagné par une foule nombreuse qui salue un écrivain d'envergure et que les générations suivantes placeront au pinacle, l’érigeant en véritable mythe de la littérature.

 

                                                                                                                                                                                             Ancienne église Saint-Pierre de Chaillot (© avec l’aimable autorisation de la Société des Amis de Marcel Proust – source : http://amisdeproust.fr/images/DocsPdf/ProgrammeConcertProust21nov.pdf)


Sa tombe est un modèle de sobriété. Elle a été, il est vrai, entièrement reconstruite et modernisée, car le monument original a été complètement anéanti lors d’un attentat (plasticage) qui visait en fait une tombe voisine.  

(photo du monument original issue du site https://twitter.com/laBnF/status/1593540482860187658)


Les visiteurs restent néanmoins nombreux à venir se recueillir sur la tombe de ce génie de la littérature. De temps à autre, certains y déposent même une tasse de thé, et/ou une madeleine, soit en guise de clin d’œil à son œuvre magistrale, soit, d’une manière plus métaphysique, à l’instar d’une libation antique, afin de permettre à son âme de venir rééditer l’expérience de la madeleine. 
« Parce qu’il n’y a pas que la mort dans un cimetière [11] ».


 

 



A gauche, photo issue du site « Cimetières de France et d’ailleurs » (avec l’aimable autorisation de Monsieur Philippe Landru) – Source : https://www.landrucimetieres.fr/spip/spip.php?article940 ; à droite, photo extraite du blog de Benoît Gallot (https://twitter.com/benoit_gallot - auteur Benoît Gallot)


Cet anniversaire de sa mort a été célébré par quelques expositions comme celle que lui a consacrée la Bibliothèque nationale de France qui s’est penchée sur la construction de la Recherche, celle du musée Carnavalet [12] « Marcel Proust, un roman parisien » (explorant les rapports de l’auteur avec la ville de Paris – réel et fictionnel [13] –, où s’est déroulé l’essentiel de son existence et de son œuvre) et celle intitulée « Marcel Proust. Du côté de la mère » au musée d’art et d’histoire du Judaïsme (présentant l’écrivain à travers le prisme de sa judéité). Quelques hommages aussi d’éditeurs dont Gallimard, son éditeur historique [14], en publiant un florilège d’ouvrages [15] ; Hazan, quant à lui, s’est focalisé sur un aspect bien particulier de l’œuvre de Proust : épingler et analyser les allusions aux arts qui « infusent tout le texte de Proust au point de créer une trame sous-jacente à la narration, que l’on peut décrypter et lire à part » [16], avec la sortie du livre de Thierry Laget [17], D’étoiles en étoiles. Proust et les arts [18].

 

Signalons que la musique est aussi au cœur de l’œuvre de Proust. A défaut d’être lui-même un musicien, il en a été le plus fervent porte-parole, à la fois mélomane et critique musical. Il n’y a pas que la petite phrase musicale de La Sonate de Vinteuil [19] : Marcel Proust cite plus de quarante compositeurs dans La Recherche. L’auteur a également beaucoup admiré l’artiste Reynaldo Hahn [20] (une amitié et une intimité profondes [21] les liera jusqu'à la mort de Proust en 1922) : « ... cet « instrument de musique de génie » qui s'appelle Reynaldo Hahn étreint tous les cœurs, mouille tous les yeux, dans le frisson d'admiration qu'il propage au loin et qui nous fait trembler, nous courbe tous l'un après l'autre, dans une silencieuse et solennelle ondulation des blés sous le vent. [22] ». 

Reynaldo Hahn par Lucie Lambert (1907) – Photo dans le domaine public – Source : https://fr.m.wikipedia.org/wiki/Fichier:Reynaldo_Hahn,_par_Lucie_Lambert_(1907).jpg

 

Enfin, une dernière initiative lancée en 2022 a été la réfection de la maison « de Tante Léonie [23] » à Illiers-Combray (Eure-et-Loir), où Marcel Proust a passé ses vacances entre 1877 et 1880 et dont il s'inspira pour son roman « A la recherche du temps perdu ». Elle est fermée pour travaux jusqu’au printemps 2023, mais les collections ont été transférées au « Musée éphémère Marcel Proust » qui, en cette année 2022, a mis l’accent sur la mort de Proust.

 

Anecdote touchante, dans la reconstitution fidèle de la chambre de « l'enfant » a été installé un dispositif de projection des images par une lanterne magique [24], telle qu'elle existait du temps de Proust [25]). 

Maison de « tante Léonie ». La chambre du petit Marcel (à gauche un appareil de projection à pétrole identique au sien) - © avec l’aimable autorisation de la Société des Amis de Marcel Proust (source : https://www.amisdeproust.fr/fr/musee)


 La construction de la Recherche

 

Proust a écrit, dans un même élan, le début (avec le célèbre incipit [26]) et la fin de son œuvre A la recherche du temps perdu et puis tout le reste (ce que l’auteur appelait l’« entre-deux ») a bourgeonné [27].

 

Dans le Temps retrouvé (tome 2), il décrit exactement sa manière de travailler : « Épinglant ici un feuillet supplémentaire, je bâtirais mon livre, je n’ose pas dire ambitieusement comme une cathédrale, mais tout simplement comme une robe [28]. ». Nous reviendrons plus loin sur ce point lorsque nous évoquerons la structure spatiale de l’œuvre.  

Quand on examine les manuscrits de Marcel Proust (conservés dans leur quasi-totalité à la Bibliothèque nationale de France, on se rend compte de la manière dont l’auteur écrivait : les feuilles de ses cahiers étaient complétées par des ajouts rédigés sur des papiers collés qui pouvaient mesurer jusqu’à deux mètres ! Il s’agit des fameuses « paperoles [29] » soigneusement assemblées par Céleste Albaret. 



Le(s) thème(s) du roman

 

Il s’agit bien d’un roman, plus exactement du roman d’un roman.

 

Lorsque le lecteur parvient à la dernière page du « Temps retrouvé » - tel un alpiniste atteignant le sommet de cet « Everest de phrases » -, il se rend compte que l’on devrait reprendre l’ensemble de la « Recherche », car les premières pages du « Coté de chez Swann » en sont en fait la continuation, ou plus exactement éclairent tout ce qui va suivre.

 

De quoi s’agit-il ? C’est l’histoire de la naissance de la vocation d’un écrivain qui apparaît tel quel dans le dernier volume (« le Temps retrouvé »). Comme le fait remarquer Charles Dantzig, Proust est « le premier écrivain à avoir pris un écrivain pour personnage principal. La Recherche est peut-être le premier roman sur la création littéraire [30]. ».

 

Le « je », c’est le Narrateur [31], ce n’est pas l’auteur bien que l’on puisse discuter de la qualité du Narrateur. Ce Narrateur observe, il est un témoin – il témoignedes milieux qu’il fréquente, il les juge. On voit défiler dans ce roman un certain nombre de personnages dans le cadre des milieux aristocratiques (donc de la haute société, mondaine, où l’on trouve un certain nombre de vices d’ailleurs). C’est donc le monde des salons, des grands hôtels, des grands boulevards parisiens qui sont décrits dans ce long roman.

 

Les milieux que le Narrateur décrit, il ne faut pas croire qu’il les aime. Bien au contraire. En fait, le regard du narrateur est, au cours du roman, de plus en plus désabusé. Et d’ailleurs, c’est le ton humoristique [32] qui nous fait bien comprendre ce désenchantement. Donc, le narrateur n’est pas là pour se complaire dans les vices de la société qu’il dépeint, mais bien pour prendre de plus en plus ses distances par rapport à cette société et pour accéder à un stade de conscience qui est celui d’un véritable initié qui renaît à une vie nouvelle en devenant un écrivain. Bref, à la fin du roman, c’est la vocation de l’écrivain qui apparaît et on comprend qu’elle est l’explication, la clé, de l’ensemble de la Recherche.

 

Dans ce roman, il est question de multiples amours qui se présentent sous différentes formes : hétérosexuelles, homosexuelles [33], saphiques, séniles, des relations sadomasochistes. Donc, Proust nous plonge dans un univers, parfois, un peu particulier.

 

Cela dit, personne, à part quelques rares autres auteurs [34], n’a parlé de l’amour avec autant de pertinence et de perspicacité que Marcel Proust. Ne fut-ce déjà que dans la définition de l’amour : « L'amour, c'est l'espace et le temps rendus sensibles au cœur [35] »). Proust est aussi celui qui résume le mieux tous les ressorts du cœur et ses impitoyables vérités : « … il ne lui eût pas donné, par sa jalousie [36], cette preuve qu’il l’aimait trop, qui, entre deux amants, dispense, à tout jamais, d’aimer assez, celui qui la reçoit. » (Du Côté de chez Swann, p. 329) ou « y a-t-il un amour que la présence de ce qu’on aime n’affaiblisse ? » (à Léon Bélugou en 1906). Notons d’ailleurs que c’est une nouveauté que Proust introduit : la fragilité masculine dans les sentiments.

 

Proust avait tout compris avant que les psychologues d’aujourd’hui ne s’en mêlent, donnent une définition géométrique de l’amour (des triangles avec trois composantes : l'intimité, la passion et l'engagement), collent des étiquettes sur sept types d’amour et, bien sûr, proposent des thérapies pour traiter, par exemple, les ruptures amoureuses.

 

Mais au-delà de ces thèmes qui sont au fond très modernes, il y en a un qui sous-tend toute l’œuvre : l’art, la culture, l’intelligence, la délicatesse et le raffinement. Charles Dantzig nous le rappelle « Proust est d’autant plus intéressant, passionnant et indispensable que nous vivons le monde le plus antiproustien qui soit, le monde de Trump, sommaire, brutal, inculte [37]. ».


En fait, il y a plusieurs niveaux de lectures possibles de la Recherche (ces niveaux de lecture pouvant être simultanés) : on peut la lire pour ses qualités stylistiques, comme une étude sociologique, comme un livre d'art (y compris sur le plan de la sensibilité musicale), comme un guide touristique, comme un ouvrage historique, comme un traité de psychologie appliquée, comme un livre de cuisine [38].


Terminons ce chapitre sur ce dernier domaine : « La cuisine, pour Marcel Proust, c’est non seulement une formidable machine à remonter le temps, mais c’est aussi la porte la plus immédiate dans le monde sensible [39]. ».


Bien sûr, si l’on évoque l’univers de la gourmandise chez Proust, tout le monde pense immédiatement au morceau de madeleine [40]. Mais il ne faut pas s’extasier outre mesure sur ce passage. Certes, il est magnifiquement écrit, mais un peu ennuyeux tout de même : dans ses débuts (les nymphéas de la Vivonne, la madeleine, …), Proust aiguise ses couteaux, si l’on peut dire. Il ne donne son meilleur qu’au milieu de l’œuvre : si l’on veut aller au meilleur du meilleur, il faut lire la partie centrale du Côté de Guermantes.

 

A côté de cette madeleine, les allusions à des mets délicats sont légion dans La Recherche et parfois révélateurs des modes de l’époque : ainsi, la salade « japonaise [41] » que déguste Odette de Crécy dans Du côté de chez Swann témoigne-t-elle de l’influence du japonisme qui était en vogue dans les cercles mondains depuis la seconde moitié du XIXe siècle.

 

Et pour être franc, la description du bœuf en gelée de Françoise dans À l’ombre des jeunes filles en fleurs vaut bien celle de la madeleine : « Depuis la veille, Françoise, heureuse de s’adonner à cet art de la cuisine pour lequel elle avait certainement un don, stimulée, d’ailleurs, par l’annonce d’un convive nouveau, et sachant qu’elle aurait à composer, selon des méthodes sues d’elle seule, du bœuf à la gelée, vivait dans l’effervescence de la création ; comme elle attachait une importance extrême à la qualité intrinsèque des matériaux qui devaient entrer dans la fabrication de son œuvre, elle allait elle-même aux Halles se faire donner les plus beaux carrés de romsteck, de jarret de bœuf, de pied de veau, comme Michel-Ange passant huit mois dans les montagnes de Carrare à choisir les blocs de marbre les plus parfaits pour le monument de Jules II. (…) Le bœuf froid aux carottes fit son apparition, couché par le Michel-Ange de notre cuisine sur d’énormes cristaux de gelée pareils à des blocs de quartz transparent. »


La structure de l’œuvre

 

On peut aborder cette structure de l’œuvre sous deux angles : sous l’aspect de sa temporalité et sous l’aspect de sa spatialité.


La structure temporelle


Comme on l’a déjà laissé entendre plus haut, cette œuvre a une structure cyclique. Elle part d’une situation donnée et lorsque l’on arrive au bout de son développement, on se rend compte qu’il faut reprendre la totalité du roman pour qu’elle trouve sa logique et sa cohérence :

 

« Si du moins il m’était laissé assez de temps pour accomplir mon œuvre, je ne manquerais pas de la marquer au sceau de ce Temps dont l’idée s’imposait à moi avec tant de force aujourd’hui, et j’y décrirais les hommes, cela dût-il les faire ressembler à des êtres monstrueux, comme occupant dans le Temps une place autrement considérable que celle si restreinte qui leur est réservée dans l’espace, une place, au contraire, prolongée sans mesure, puisqu’ils touchent simultanément, comme des géants, plongés dans les années, à des époques vécues par eux, si distantes — entre lesquelles tant de jours sont venus se placer — dans le Temps. » (dernière page du Temps retrouvé).

 

Un autre passage montre qu’à l’intérieur de ce cycle, Proust ménage des moments de pause où le narrateur accède à l’intemporalité, c’est-à-dire au Temps à l’état pur.

 

« Or, cette cause, je la devinais en comparant entre elles ces diverses impressions bienheureuses et qui avaient entre elles ceci de commun que je les éprouvais à la fois dans le moment actuel et dans un moment éloigné où le bruit de la cuiller sur l’assiette, l’inégalité des dalles, le goût de la madeleine allaient jusqu’à faire empiéter le passé sur le présent, à me faire hésiter à savoir dans lequel des deux je me trouvais ; au vrai, l’être qui alors goûtait en moi cette impression la goûtait en ce qu’elle avait de commun dans un jour ancien et maintenant, dans ce qu’elle avait d’extra-temporel, un être qui n’apparaissait que quand, par une de ces identités entre le présent et le passé, il pouvait se trouver dans le seul milieu où il pût vivre, jouir de l’essence des choses, c’est-à-dire en dehors du temps. Cela expliquait que mes inquiétudes au sujet de ma mort eussent cessé au moment où j’avais reconnu, inconsciemment, le goût de la petite madeleine, puisqu’à ce moment-là l’être que j’avais été était un être extra-temporel, par conséquent insoucieux des vicissitudes de l’avenir. Cet être-là n’était jamais venu à moi, ne s’était jamais manifesté qu’en dehors de l’action, de la jouissance immédiate, chaque fois que le miracle d’une analogie m’avait fait échapper au présent. Seul il avait le pouvoir de me faire retrouver les jours anciens, le Temps Perdu, devant quoi les efforts de ma mémoire et de mon intelligence échouaient toujours. ». (Le Temps retrouvé, Chapitre III, Matinée chez la princesse de Guermantes).

 

« Et voici que soudain l’effet de cette dure loi s’était trouvé neutralisé, suspendu, par un expédient merveilleux de la nature, qui avait fait miroiter une sensation — bruit de la fourchette et du marteau, même inégalité de pavés — à la fois dans le passé, ce qui permettait à mon imagination de la goûter, et dans le présent où l’ébranlement effectif de mes sens par le bruit, le contact avait ajouté aux rêves de l’imagination ce dont ils sont habituellement dépourvus, l’idée d’existence et, grâce à ce subterfuge, avait permis à mon être d’obtenir, d’isoler, d’immobiliser — la durée d’un éclair — ce qu’il n’appréhende jamais : un peu de temps à l’état pur. L’être qui était rené en moi quand, avec un tel frémissement de bonheur, j’avais entendu le bruit commun à la fois à la cuiller qui touche l’assiette et au marteau qui frappe sur la roue, à l’inégalité pour les pas des pavés de la cour Guermantes et du baptistère de Saint-Marc, cet être-là ne se nourrit que de l’essence des choses, en elles seulement il trouve sa subsistance, ses délices. » (Le Temps retrouvé, Chapitre III, Matinée chez la princesse de Guermantes).

 

Le roman s’inscrit donc dans un temps cyclique et, au sein de celui-ci, le Narrateur explique que l’on peut atteindre des moments de temps pur, qui permettent d’accéder à l’essence des choses.

 

La structure spatiale

 

Sur le plan spatial, le Narrateur dit lui-même que ce roman est construit à la manière d’une cathédrale. A ce sujet, signalons que l’on connaît deux dessins de cathédrale de la main de Proust (tous deux ont été vendus aux enchères par Sotheby’s) [42], l’un tracé à l’encre de la cathédrale d’Amiens, l’autre à la mine de plomb et offerte à son amant (Birnibuls était le surnom de Reynaldo Hahn).

 

Cette cathédrale de papier comprend plusieurs parties : un portail, une grande nef avec des nefs latérales et des chapelles collatérales et enfin l’abside Ces différents éléments de la construction renvoient à des moments précis de l’aventure de La Recherche.

Au début, juste après la première page du Côté de chez Swann (Première partie, Combray), le Narrateur est dans son lit et il explique son réveil et ses périodes où il se rendort, ses phases de semi-lucidité et ces moments où il replonge dans le sommeil :

 

« J’avais oublié cet événement pendant mon sommeil, j’en retrouvais le souvenir aussitôt que j’avais réussi à m’éveiller pour échapper aux mains de mon grand-oncle, mais par mesure de précaution j’entourais complètement ma tête de mon oreiller avant de retourner dans le monde des rêves. ». Donc, on est dans une situation d’entre deux.

 

Cette période qui précède le réveil, peut faire penser à l’entrée dans la cathédrale, au portail. Une fois franchi, ce parvis va permettre d’atteindre l’abside après un long cheminement développé dans l’ensemble de l’œuvre. 

 

Au départ, il est question des deux côtés (à Combray, du côté de chez Swann, et du côté de Guermantes) et progressivement, on va avancer et au bout de l’abside se trouve en fait le paradis décrit dans le Temps retrouvé, au moment où la vocation de l’écrivain se fait jour.

 

On passe aussi de l’enfance à cette période de sénilité où dans le dernier volume est décrite cette ambiance dans l’hôtel du Prince de Guermantes.

 

« Que celui qui pourrait écrire un tel livre serait heureux, pensais-je ; quel labeur devant lui ! Pour en donner une idée, c’est aux arts les plus élevés et les plus différents qu’il faut emprunter des comparaisons ; car cet écrivain, qui, d’ailleurs, pour chaque caractère, aurait à en faire apparaître les faces les plus opposées, pour faire sentir son volume comme celui d’un solide devrait préparer son livre minutieusement, avec de perpétuels regroupements de forces, comme pour une offensive, le supporter comme une fatigue, l’accepter comme une règle, le construire comme une église, le suivre comme un régime, le vaincre comme un obstacle, le conquérir comme une amitié, le suralimenter comme un enfant, le créer comme un monde, sans laisser de côté ces mystères qui n’ont probablement leur explication que dans d’autres mondes et dont le pressentiment est ce qui nous émeut le plus dans la vie et dans l’art. Et dans ces grands livres-là, il y a des parties qui n’ont eu le temps d’être que d’être esquissées, et qui ne seront sans doute jamais finies, à cause de l’ampleur même du plan de l’architecte. Combien de grandes cathédrales restent inachevées. » (Le Temps retrouvé, Tome 2). 

 

Ici, il est explicitement fait référence à ces bâtiments qui correspondent à des gratte-ciels au Moyen Age, les cathédrales. Il y est question de structure, mais on remarque que ce n’est pas seulement de construction dans l’espace, en trois dimensions, de géométrie dont il est question, mais aussi de physique, de forces. Et effectivement, pour construire les cathédrales gothiques plus hautes, avec des murs plus minces que les églises romanes, afin d’y faire pénétrer la lumière, il a fallu comprendre les rapports de forces qui existaient dans la nature [43]. 


Les différents personnages

Le personnage proustien de manière générale

 

Les personnages proustiens ont un certain nombre de caractéristiques. Ces personnages sont en évolution : à un moment donné de l’œuvre, ils apparaissent d’une certaine manière et puis, ils ne sont plus tout à fait semblables dans un autre volume du roman. Cela s’explique par deux raisons.

 

Tout d’abord, chez Proust, ou plutôt pour le Narrateur, chaque personnage porte plusieurs masques. On voit ici qu’il y a la notion de simulacre, de jeu de rôle, autrement dit, on joue des personnages. N’oublions pas que le terme de « personne » vient du mot latin persona dans le théâtre qui signifie justement « masque [44] ». Dans la comédie ou la tragédie antique, le même personnage pouvait porter des masques différents.

 

Ensuite, les personnages évoluent dans le temps, toute forme de simulacre mise de côté. Autrement dit, les personnages changent, la psychologie d’un personnage résulte d’états de pensée successifs. Donc, il peut apparaître illusoire de vouloir rechercher l’essence d’un personnage.   

 

Il est intéressant de voir aussi comment Proust commentait et analysait la Recherche elle-même. Dans l’entretien qu’il accorde, en 1913, lors de la parution de Du côté de chez Swann, à Elie-Joseph Bois pour le journal Le Temps, Marcel Proust fait cette confidence particulièrement instructive sur sa façon de construire le personnage : « Tels personnages se révéleront plus tard différents de ce qu’ils sont dans le volume actuel [Du Côté de chez Swann], différents de ce qu’on les croira, ainsi qu’il arrive bien souvent dans la vie ».

 

Cette affirmation peut se vérifier au travers de nombreux passages de la Recherche, mais dans Albertine disparue (p. 178), le Narrateur l’évoque très clairement : « Notre « moi » est fait de la superposition de nos états successifs. Mais cette superposition n’est pas immuable comme la stratification d’une montagne. ».  Chez Proust, les personnages sont faits de tas de petits secrets, pour utiliser une expression que Malraux a employée dans Les Noyers de l’Altenburg [45].

 

Dans Le Temps retrouvé, les masques des différents personnages apparaissent : « Je pourrais, bien que l’erreur soit plus grave, continuer, comme on fait, à mettre des traits dans le visage d’une passante, alors qu’à la place du nez, des joues et du menton, il ne devrait y avoir qu’un espace vide sur lequel jouerait tout au plus le reflet de nos désirs. Et même, si je n’avais pas le loisir de préparer, chose déjà bien plus importante, les cent masques qu’il convient d’attacher à un même visage, ne fût-ce que selon les yeux qui le voient et le sens où ils en lisent les traits et, pour les mêmes yeux, selon l’espérance ou la crainte, ou au contraire l’amour et l’habitude qui cachent pendant tant d’années les changements de l’âge, même enfin si je n’entreprenais pas, ce dont ma liaison avec Albertine suffisait pourtant à me montrer que sans cela tout est factice et mensonger, de représenter certaines personnes non pas au dehors, mais en dedans de nous où leurs moindres actes peuvent amener des troubles mortels, et de faire varier aussi la lumière du ciel moral selon les différences de pression de notre sensibilité ou selon la sérénité de notre certitude, sous laquelle un objet est si petit alors qu’un simple nuage de risque en multiplie en un moment la grandeur, (…). ».

 

Donc, le personnage proustien est quelqu’un qui évolue dans le temps : il n’a pas de caractère fixe et il n’y a pas vraiment d’essence de l’individu, ou du moins d’essence consciente de l’individu, mais à côté de cela – et consciemment cette fois – l’individu peut porter différents masques suivant le moment, suivant les circonstances.

 

Quelques personnages particuliers

 

Le Narrateur lui-même dont on n’a pas de détails est évidemment tout à fait essentiel dans le récit. On voit en tout cas son évolution puisqu’il ne pense pas de la même manière au début, au milieu et à la fin du roman. Dans un premier temps, il est plutôt faible, mou, chétif pourrait-on dire ; ensuite, il devient tyrannique, en particulier dans La Prisonnière [46] et dans Albertine disparue [47] ; enfin – et c’est la dernière partie du livre – le Narrateur devient un écrivain, ce qui constituait en fait sa vocation. On voit donc au moins trois stades se succéder chez le Narrateur, depuis la chenille jusqu’à l’imago, en passant par la chrysalide, si l’on peut comparer l’évolution du Narrateur à la métamorphose d’un papillon.

 

Si l’on prend le cas de Swann lui-même, personnage particulièrement attachant, il a sans aucun doute une importance tout à fait cruciale dans le roman [48]. C’est lui qui fait découvrir l’Art au Narrateur. Le Narrateur dit, lui-même, le rôle qu’il joue dans son œuvre. On peut à ce sujet se reporter au Temps retrouvé (p. 282) :

 

« Mais sans Swann je n’aurais pas connu même les Guermantes, puisque ma grand’mère n’eût pas retrouvé Mme de Villeparisis, moi fait la connaissance de Saint-Loup et de M. de Charlus, ce qui m’avait fait connaître la duchesse de Guermantes et par sa cousine, de sorte que ma présence même en ce moment chez le prince de Guermantes, où venait de me venir brusquement l’idée de mon œuvre (ce qui faisait que je devrais à Swann non seulement la matière mais la décision), me venait aussi de Swann. ».

 

On constate que Swann est important non seulement parce que c’est lui qui est à l’origine du contenu d’une grande partie de l’œuvre, mais aussi parce que Swann lui donne l’idée d’écrire l’ouvrage et donc permet au Narrateur d’accéder à ce qu’on voit apparaître dans le dernier volume, dans Le Temps retrouvé, à la vocation d’écrivain, du romancier.

 

A côté du Narrateur, à côté de Swann, on trouve d’autres personnages : Odette qui a beaucoup de charme et qui se fait aimer de Swann. Ce dernier trouve qu'elle ressemble à la fille de Jethro, dans la fresque de Botticelli de la chapelle Sixtine à Rome. Swann l’épouse pour assurer l'avenir de leur enfant (Gilberte Swann). A la mort de Swann, Odette achève son ascension sociale par son mariage avec le comte de Forcheville.

 

 

Les Filles de Jéthro de Botticelli (photo dans le domaine public – Source : The Yorck Project (2002) 10.000 Meisterwerke der Malerei (DVD-ROM), distributed by DIRECTMEDIA Publishing GmbH. ISBN : 3936122202.)

 

Il y a aussi Albertine, sur laquelle planent de grandes suspicions d’homosexualité [49], ce qui va conduire le Narrateur qui s’est épris d’elle à l’enfermer, ou du moins à la séquestrer dans la « cage dorée » de son domicile et à la surveiller (il va passer d’un comportement velléitaire à une attitude dictatoriale).

 

Le Baron de Charlus, qui fait partie de la haute aristocratie et de la noblesse (il appartient à la famille de Guermantes) [50], est un personnage ambivalent. Il est homosexuel (ce qui n’est déjà guère apprécié au sein de la société dans laquelle il évolue), dominant ou dominé selon le moment.


Le Baron de Charlus campe un personnage incontestablement caricatural (c’est une personnalité narcissique, excessivement prétentieuse et monstrueusement orgueilleuse), mais ineffable dans sa complexité. D’une part, c’est un être sensible et cultivé, un aristocrate et un esthète raffiné, charmeur et séducteur, bavard aussi (en fait, potinier) et jouant – lui aussi – un rôle important dans le roman. Et, d’autre part, c’est ce même personnage proustien, qui, à un moment donné, apparaît dans des contextes sadomasochistes (il éprouve un plaisir particulier à se faire fouetter et insulter par Maurice, un des employés du bordel tenu par Jupien dans un hôtel appartenant à Charlus lui-même), des pratiques qui font partie de ces vices divers rapportés par le Narrateur (qui lui-même fait preuve de voyeurisme teinté de sadisme [51]). Dans sa vieillesse, son état de décrépitude inspirera la pitié au lecteur. Bref, Charlus est un personnage à la fois agaçant et attachant, de par ce contraste entre l’aristocrate imbu de sa personne et l’amoureux passionné prêt à supporter toutes les humiliations [52]. Plusieurs auteurs, comme Philippe Berthier, dans son Charlus, et Cristian Micu, dans sa thèse, sont d’ailleurs parvenus « à ôter la couche de fard du baron « inverti » tout en lui laissant sa complexité » et à réhabiliter de manière significative ce personnage mal aimé.



Charlus qui porte pourtant le beau prénom de Palamède des rois de Sicile, ses ancêtres, vit un second enfer, celui du nom et des sobriquets (voir l’article de Geneviève Henrot Sostero de l'université de Padoue « Enfer du Nom dans A la recherche du temps perdu, page 90). Les autres personnages lui attribuent nombre de sobriquets : il est « Mémé » pour les intimes, « Taquin le superbe » pour sa belle-sœur, « ma petite gueule » pour Jupien ou encore « l’homme enchaîné », « par allusion à un journal qui paraissait à cette époque. ».


Ces éléments vont revenir dans le cadre de ce roman que l’on peut peut-être appeler roman initiatique où, justement après avoir quitté les obscurités des bas-fonds, après avoir connu les mondanités et les vices de ce monde de la haute société, le Narrateur accède à sa vocation d’écrivain et à une sorte de transfiguration.

 

A côté du Baron de Charlus, on trouve la Duchesse de Guermantes, la Princesse de Guermantes, le Duc de Guermantes, les Verdurin qui sont un couple de bourgeois qui veulent imiter l’aristocratie. Ils sont tout à fait incultes, ont un comportement de nouveau riche, un peu « bling-bling », voulant montrer qu’ils sont au courant de tout, alors qu’en fait, ils ne savent rien. Ce sont des personnes qui peuvent faire l’objet de Caractères de La Bruyère.

 

Car A la recherche du Temps perdu est aussi une satire sociale de l’aristocratie et d’autres classes (comme les bourgeois parvenus que sont les Verdurin). C’est une peinture sociale, une caricature au vitriol. Les snobs n’échappent pas à la plume acerbe de l’écrivain avec l’archétype même, le « saint Sébastien du snobisme », en la personne de Legrandin [53].

 

Le style de Proust

 

En parlant des Caractères de La Bruyère, le moment est peut-être opportun de s’intéresser au style de Proust qui lui est tout à fait propre. Il lui est incomparable, mais il ne faudrait pas nier pour autant les clins d’œil réguliers que Proust fait à quelques grands auteurs.

 

Loin d’être un auteur du XIXe, Proust est un grand classique. Dans son livre Sur Proust, Jean-François Revel, le compare, pour ses qualités de pamphlétaire, à Boileau [54] et à Montaigne pour l’audace de la pensée.

 

Ce serait l’injurier peut-être que de dire qu’il a été influencé – quoique cela n’ait rien d’injurieux en tant que tel – : il a lui-même composé des ouvrages de pastiche (Pastiches et Mélanges), légers et bien faits, où il rédige « à la manière de… », où, à partir d’un même thème, il écrit à la manière de quelques grands auteurs. Tout cela est fait d’une façon subtile et très intelligente : il n’y a pas de « placage » (évidemment, en aucun cas, il ne peut y avoir de plagiat), mais il y a cette idée de pastiche. Quelques passages dénotent une écriture très classique (certains portraits font penser à ceux peints par le Duc de Saint-Simon dans ses Mémoires [55]). Chez Proust, on trouve des réminiscences de Vigny, de Musset, de Mallarmé, et même de Victor Hugo.

 

On peut lire sur cette écriture de type classique le portrait de Madame Verdurin (Du Côté de chez Swann, pp. 246-247), dans lequel son salon est présenté comme l’illustration d’un royaume organisé avec une reine dominant ses sujets, un manège de vanités et un spectacle au pied du trône.

 

Evidemment, c’est un portrait féroce, réaliste, même si la métaphore est présente. Il ne faut pas oublier que, chez Proust, la notion de métaphore a un sens particulier. Dans son sens classique, sens qui vient de l’Antiquité et, étymologiquement, une métaphore signifie « transfert [56] de signification ». La métaphore proustienne est une juxtaposition d’impressions les unes à côté des autres.

 

A côté de ce classicisme, à côté de certaines formes de type romantique (on a évoqué Musset, Vigny, Lamartine, Victor Hugo), le style proustien présente des caractéristiques typiques quant à la construction des phrases : la construction en parallèle (dans les phrases, on a des emboîtements mais où il y a des ramifications sous forme de propositions subordonnées relatives (avec des « qui », « où », « dont », etc.) [57] et la phrase à trappe (une figure de style que l’on appelle la suspension et qui consiste à faire attendre une explication par le truchement d’images et de réflexions) [58].

 

Evidemment, comme le fait remarquer Philippe H. Barr, professeur de littérature française à l'Université de Caroline du Nord « C'est vrai que dans un monde où l'on communique à coup d'abréviation sur twitter, par email ou par texto, les longues phrases travaillées de Proust semblent gêner notre besoin d'aller droit au but. Il semble qu'on ait de moins en moins le temps de « faire des phrases » ! Consacrer tout ce temps à la lecture est devenu un luxe. Je crois néanmoins que c'est pour ces raisons mêmes que l'on peut (et que l'on doit) s'offrir le luxe de lire Proust aujourd’hui ».

 

Dans le Temps retrouvé, Proust nous informe de ce qu’est le style pour le Narrateur et pour lui par conséquent : « Le style pour l'écrivain, aussi bien que la couleur pour le peintre, est une question non de technique mais de vision. Il est la révélation, qui serait impossible par des moyens directs conscients, de la différence qualitative qu'il y a dans la façon dont nous apparaît le monde, différence qui, s'il n'y avait pas l'art, resterait le secret éternel de chacun. ». Nous y reviendrons plus loin.


Pour terminer, signalons que dans le livre de Georges Rivane sur l’influence de l’asthme sur l’œuvre de Marcel Proust, l’auteur signale un élément très intéressant à propos la phrase proustienne : « la cadence de la phrase de Proust est la traduction littéraire et littérale d’un de ses accès de suffocation ». Il est en effet très possible que sa maladie respiratoire ait inconsciemment marqué son écriture, et par là-même influencé son style, car même si la phrase proustienne respecte les règles les plus classiques, il faut bien avouer que certaines sont parfois déroutantes, « plus sinueuses que les pistes du Sagarmatha » (Robert Lévesque). Or, Charles Dantzig signalait avec une très grande acuité que « dès qu'on s'est adapté à la respiration de Proust, on l'accompagne avec bonheur ».

 

La Recherche est-elle un roman initiatique ?

 

On a fait précédemment allusion à l’hypothèse selon laquelle la Recherche serait un roman initiatique.

 

Qu’est-ce qu’un roman initiatique ? En fait, c’est un roman dans lequel, un individu part d’un stade A et qui, pour atteindre le stade C (celui de la renaissance), doit passer toute une série d’épreuves et de souffrances (d’où l’expression de roman initiatique) qui vont faire de lui quelqu’un de plus fort ?

 

Cette descente aux Enfers fait référence – même si cela peut paraître paradoxal – à l’obscurité (quand l’on pense à l’Enfer dans la religion chrétienne, on imagine plutôt une fournaise, un feu continu, mais les Enfers [59] chez les Anciens, c’est en fait un lieu souterrain, obscur, sombre où des âmes sont en train d’errer comme des ombres [60].

 

Cette descente aux Enfers, on peut l’entendre comme une descente en soi-même (et dans sens-là aussi, la métaphore d’initiation pourrait s’appliquer).

 

En tout cas, un certain nombre d’extraits dans l’œuvre de Proust semblent aller dans ce sens.

 

Dans Du Côté de chez Swann (p. 409) : Swann descend sur les boulevards parisiens comme s’il voulait retrouver Odette, ce qui peut être mis en parallèle avec une descente aux Enfers comme décrit ci-dessus (donc une descente vers l’obscurité, la mort étant symbolisée par elle ou par la nuit) : 

 

« Il se rappela les becs de gaz qu'on éteignait boulevard des Italiens quand il l'avait rencontrée contre tout espoir parmi les ombres errantes, dans cette nuit qui lui avait semblé presque surnaturelle et qui en effet – nuit d'un temps où il n'avait même pas à se demander s'il ne la contrarierait pas en la cherchant, en la retrouvant, tant il était sûr qu'elle n'avait pas de plus grande joie que de le voir et de rentrer avec lui – appartenait bien à un monde mystérieux où on ne peut jamais revenir quand les portes s'en sont refermées. ».

 

La référence au mythe d’Orphée et Eurydice est claire : comme chacun sait, celui-ci raconte qu’Orphée s’est aventuré dans les Enfers pour y retrouver sa bien-aimée et la ramener dans le monde des vivants, mais alors qu’il y était presque parvenu, il se retourne trop tôt et celle-ci disparaît à jamais, de sorte qu’Orphée se retrouve seul une fois revenu à la lumière.   


  Hermès, Eurydice et Orphée, fac simile en plâtre d’un bas-relief du MANN Cambridge Museum of Classical Archaeology (Auteur : Zde (travail personnel) – Licence : Creative Commons Attribution)

 

Dans son article « le mythe d’Orphée dans le Temps retrouvé », Nausicaa Dewez [61] explique que « Dans Le Temps retrouvé (p. 84), c’est le Narrateur, Marcel, qui joue le rôle d’Orphée, mais son Eurydice n’est pas une femme qu’il aime et qu’il voudrait retrouver » (…) : l’Eurydice sera alors la vie passée, le « temps perdu » qu’il tentera de retrouver » (le roman de Proust est une recherche, c’est-à-dire une suite d’efforts pour retrouver quelque chose que l’on a perdu). « Comme Orphée parti à la suite d’Eurydice, le Narrateur de la Recherche connaîtra d’abord une descente aux Enfers. Celle-ci ne s’entend pas, bien sûr, au sens propre. Il s’agit ici d’une descente aux Enfers symbolique. ».

 

Il y a ensuite la renaissance dans l’art et cela nous mène au troisième stade de ce processus initiatique : après la descente en soi-même, il y a la découverte de la lumière.

 

Le passage du Temps retrouvé qui nous informe de ce stade final de l’initiation nous renseigne également sur ce qu’est finalement le style pour le Narrateur et pour Proust par conséquent : « Le style pour l'écrivain, aussi bien que la couleur pour le peintre, est une question non de technique mais de vision. Il est la révélation, qui serait impossible par des moyens directs conscients, de la différence qualitative qu'il y a dans la façon dont nous apparaît le monde, différence qui, s'il n'y avait pas l'art, resterait le secret éternel de chacun. ».

 

Tous les mots qui sont utilisés dans cette phrase sont importants (quand l’on parle de « révélation », c’est au sens photographique du terme où, avec le temps, l’image apparaît progressivement). N’oublions pas que le mot « révélation » est apparenté à la notion de dévoilement (de ce qui est secret) et que le terme propre en grec, est apocalypse. « S’il n’y avait pas l’art, [elle] resterait le secret éternel de chacun » : autrement dit, c’est l’art qui permet de sortir de notre Enfer, de notre monde infernal, c’est-à-dire notre monde intérieur et c’est l’art qui permet la révélation, donc la levée du voile et l’accès à la lumière.

 

Conclusion

 

Cette expérience intérieure qui est celle de la Recherche de Proust appartient à ce type d’expérience qui est celle du Voyage en Orient de Nerval, par exemple, mais surtout, bien sûr, celle de l’immortel Dante qui, dans sa Divine Comédie, décrit le parcours qu’il suit avec Virgile en descendant dans le monde infernal.

 

Dans la Divine Comédie de Dante, il y a une série de cercles qui se succèdent et que Virgile fait découvrir à Dante, son successeur (poète comme lui), en même temps qu’il lui fait entrevoir une multitude de vices, avant de revenir, enfin, après le Purgatoire, vers le Paradis.

 

De la même manière, dans la Recherche, le Narrateur est confronté à ces vices dans les salons, chez les personnages mondains qu’il rencontre, dans ces cercles aristocratiques – ce sont également des cercles – et puis, dans la dernière partie du roman, dans le Temps retrouvé, celui-ci va remonter vers la lumière et vers cet espace où il prend conscience de sa vocation d’écrivain. Comme dans la Divine Comédie, il y a trois stades.

 

On peut dire que la Recherche est véritablement construite sur cette structure, telle qu’on l’a évoquée plus haut en parlant de la temporalité (temps cyclique), du cheminement dans cette cathédrale où l’on part du parvis (de l’enfance, du sommeil) et où, en avançant dans la nef, en visitant les chapelles collatérales – celles du vice –, on parvient, finalement, mais progressivement, à l’illumination, à la lumière dans l’abside.  

 

Enfin, pour en revenir à mon objectif premier, à savoir honorer la mémoire de Marcel Proust, le meilleur hommage que l'on puisse rendre à ce dernier géant de la littérature française, en ce mois de novembre 2022, comme me le faisait à juste titre remarquer mon fidèle ami, le Docteur en histoire Philippe Dieudonné, c'est de le lire et de le relire. Une fois happé par son style, son intelligence et son humour, il est impossible de ne pas entrer pour toujours dans le cercle de ses plus fidèles admirateurs. Comme l’écrivait Charles Dantzig, « Un chef-d’œuvre, quand on le lit, nous élève jusqu'à lui. ».

 

                                                                                                 

Philippe Durbecq

 

 

« La Recherche incite chacun à se saisir de sa propre vie, telle que lui seul peut la comprendre et l'éclairer de son esprit. Cadeau immense qui, loin de clore la littérature – comme un instant de découragement peut le faire penser au terme d'un livre à nul autre pareil, ou semble se dire la totalité de l'expérience humaine –, l'ouvre à l'infini de tous les lecteurs possibles, à tous les lecteurs que ce travail nourrit, enchante et console de leur précarité. À nous tous, écrivains de nous-mêmes. » (Thierry Hentsch)


« Mort, il continue à nous éclairer, comme ces étoiles éteintes dont la lumière nous arrive encore, et on peut dire de lui ce qu’il disait à la mort de Turner : « C’est par ces yeux, fermés à jamais au fond du tombeau, que des générations qui ne sont pas encore nées verront la nature » (Marcel Proust, en 1900, dans un article consacré à l’écrivain et critique d’art John Ruskin) [62].

 


La pendule offerte par Marcel Proust à son ami Gabriel de La Rochefoucauld à l’occasion de son mariage, en février 1905 (acquise en novembre 2022 et conservée dans les collections de la Maison de tante Léonie). On y verra – comme c’est mon cas – un symbole de « l’attachement de l’auteur aux questions de l’écoulement du temps » (© avec l’aimable autorisation de la Société des Amis de Marcel Proust – source https://www.amisdeproust.fr/images/DocsPdf/Brochure-Pendule_version-%C3%A9lectronique.pdf)


Bibliographie

  • Jacques BENOIST-MECHIN [63], Avec Marcel Proust, Albin Michel.
  • Philippe BERTHIER, Charlus, Edition de Fallois, 2017.
  • Evelyne BLOCH-DANO, Madame Proust, Grasset, 2004.

  • Collectif, Proust et la musique, Marcel Proust Aujourd’hui, Volume : 17, 2022.
  • Collectif, Proust et le rire, Marcel Proust Aujourd’hui, Volume : 16, 2021. 
  • Collectif, « Proust et les Juifs », Revue des Deux Mondes [64] du 11 mai 2022.
  • Charles DANTZIG, Proust Océan, Grasset, 2022.
  • Serge DOUBROVSKY, La Place de la madeleine, écriture et fantasme chez Proust, Mercure de France, 1974. 
  • Sophie DUVAL, « Un petit pan d’humour proustien. Défiguration, originalité et harmonie cosmique », dans Poétique 2009/1 (n° 157), pp. 19 à 39.
  • Jean-Paul et Raphaël ENTHOVEN, Dictionnaire amoureux de Marcel Proust, Plon-Grasset, 2013.
  • Lorenza FOSCHINI, Le Manteau de Proust, La Table ronde, 2012.
  • Christian GURY, Proust et le « très singulier » Infant d’Espagne de Christina Gury aux édition Kimé, 2005.
  • Thierry HENTSCH, Le Temps aboli. L’Occident et ses grands récits, Presses de l’Université de Montréal, 2005.
  • Laure HILLERIN, A la Recherche de Céleste Albaret, Flammarion, 2021.
  • Laure HILLERIN, Proust pour rire. Bréviaire jubilatoire de A la Recherche du temps perdu, Essais littéraires, 2016.
  • Jan HOKENSON, « Proust's « Japonisme » : Contrastive Aesthetics »Modern Language Studies, volume 29, n° 1,‎ 1999, pp. 17-37.
  • Thierry LAGET, D’étoiles en étoiles. Proust et les arts, Hazan, 2022.
  • Sébastien LAPAQUE, « Proust à table : lire « A la recherche du temps perdu » comme un livre de cuisine », Revue des Deux Mondes, 8 juillet 2019.
  • Philippe LEJEUNE, Ecriture et sexualité, dans Europe Centenaire de Marcel Proust, février-mars 1971.
  • Vladimir NABOKOV, Littérature I (Austen, Dickens, Flaubert, Stevenson, Proust, Joyce), Fayard, 1983.
  • Christian PECHENARD, Proust et son père, Paris, Quai Voltaire, 1993.
  • Gaëtan PICON, Lecture de Proust, Idées, 157, 1968.
  • Léon PIERRE-QUINT, Marcel Proust, sa vie, son œuvre, Editions du Sagittaire, 1946.
  • Marcel PROUST, A l’Ombre des jeunes filles en fleurs, Le Livre de Poche n° 1428/1429.
  • Marcel PROUST, Le côté de Guermantes, tomes 1 & 2, Le Livre de Poche n° 1637/1638 et 1639/1640.
  • Marcel PROUST, Sodome et Gomorrhe, Le Livre de Poche n° 1641/1642. 
  • Marcel PROUST, La prisonnière, Le Livre de Poche 2126.
  • Marcel PROUST, Albertine disparue, Le Livre de Poche 2127.
  • Marcel PROUST, Le Temps retrouvé, Le Livre de Poche 2128. 
  • Marcel PROUST, Contre Sainte-Beuve, Gallimard, collection Idées n° 81.
  • Marcel PROUST, Correspondance avec Madame Straus, Le Livre de Poche n° 3615.
  • Marcel PROUST, Pastiches et mélanges, Gallimard, collection Idées n° 215. 
  • Marcel PROUST, Les Plaisirs et les Jours, Le Livre de Poche n° 2894.
  • Marcel PROUST, Lettres à Reynaldo Hahn, Paris, 1956.
  • Jean-François REVEL, Sur Proust, Les Cahiers rouges, Grasset, 2004.
  • Georges RIVANE, Influence de l'asthme sur l'œuvre de Marcel Proust, La Nouvelle Edition, 1945. 
  • Jean-Yves TADIE, La Cathédrale du temps, Gallimard, (1999), 2017.
  • Jean-Yves TADIE, Proust et la société, Gallimard, 2021.
  • Jean-Claude VANTROYEN, article dans le Soir du 19 novembre 2022.

 

Lectures audio

  • Il existe des lectures audios d’A la recherche du temps perdu, celle, en version abrégée, (anthologie en 3 CD) lue par Trintignant dans les Editions des femmes chez Antoinette Fouque, mais aussi celle en texte intégral aux Editions Thélème (35 CD, chaque tome étant disponible en coffret de 5 CD) lue par une palette d’excellents comédiens récitants.
  • CD-Livre Decca « Marcel Proust, le musicien ».


Sitographie

  • « Céleste Albaret chez monsieur Proust » (Grande traversée/France Culture) -  URL : https://www.youtube.com/watch?v=6pGQDba7I04. La parole de Céleste Albaret a pu être préservée. Quant à la voix de Marcel Proust, elle n’a hélas jamais été enregistrée.



[1] Il a été médecin-chef de service à l'Hôtel-Dieu de Paris, professeur agrégé à la chaire d'hygiène de la faculté de médecine de Paris, inspecteur général des services sanitaires internationaux et membre titulaire de l'Académie nationale de médecine. Il défend la création d'un droit sanitaire international et d'un office international d’hygiène publique. Il s'intéressa en particulier à la propagation des épidémies au pèlerinage de La Mecque ainsi qu'à l'hygiène dans les transports, entre autres maritimes. Il a été le « théoricien oublié du confinement » (« Covid-19 : la revanche posthume d'Adrien Proust, père de l'écrivain Marcel Proust, théoricien oublié du confinement systématique » sur geo.fr, 14 mai 2020 – URL : https://www.geo.fr/histoire/la-revanche-posthume-dadrien-proust-pere-de-lecrivain-marcel-proust-theoricien-oublie-du-confinement-systematique-200671).

[2] A propos des « flambées », on découvre déjà l’humour ravageur de Proust dans un passage de Sodome et Gomorrhe où le narrateur rencontre l’inénarrable Directeur du Grand Hôtel de Balbec : « Je pourrais faire faire du feu si cela me plaisait (car sur l’ordre des médecins, j’étais parti dès Pâques), mais il craignait qu’il n’y eût des « fixures » dans le plafond. « Surtout attendez toujours pour allumer une flambée que la précédente soit consommée (pour consumée). Car l’important c’est d’éviter de ne pas mettre le feu à la cheminée, d’autant plus que, pour égayer un peu, j’ai fait placer dessus une grande postiche [sic] en vieux Chine, que cela pourrait abîmer. ».

[3] Marcel Proust en avait deux, l’une « très vieille » qui lui servait de plaid et qui ne quittait jamais le barreau de laiton de son lit, l’autre en laine gris taupe, à col de loutre et doublée de vison qui est conservée au musée Carnavalet. C’est le grand parfumeur parisien, Jacques Guérin, collectionneur passionné, « bibliophile » (même s’il n’aimait pas cette étiquette) et amoureux de l’œuvre de Marcel Proust, qui sauva in extremis le manteau de l’écrivain lorsqu’il apprit qu’il avait été cédé à « l’antiquaire » Werner (en fait un brocanteur de Puteaux, factotum de la belle-sœur de Marcel, Marthe Proust). Ce dernier se servait de l’une de ces pelisses pour s’envelopper les pieds et les jambes pour pêcher sur les bords de la Marne ! Guérin en fit don au musée Carnavalet avec, pour seule obligation, celle de reconstituer la chambre de Proust à partir de l’ensemble unique qu’il avait rassemblé :  le lit en laiton de Marcel, son bureau, sa garniture de toilette, sa canne, cadeau du marquis d'Albufera, l’étui en or Cartier qui contenait son épingle de cravate en corail et sa légion d’honneur (https://www.carnavalet.paris.fr/collections/pelisse-de-marcel-proust). C’est aussi grâce à Jacques Guérin que furent arrachés à l’oubli, voire à la destruction les derniers manuscrits de Marcel Proust, des lettres et des notes éparses, des photos, … Tout cela était voué au bûcher, car Proust, accaparé par son œuvre, n’avait pris aucune disposition testamentaire concernant ses manuscrits.

[4] Voir son article « Proust : enquête sur une pelisse mitée » (https://www.huffingtonpost.fr/actualites/article/proust-enquete-sur-une-pelisse-mitee_20233.html).

[5] Pour se rendre à son restaurant préféré, Le Ritz, place Vendôme … presque son second chez-soi ! Proust aime ce lieu, car « Au Ritz, personne ne vous bouscule » et il peut y observer à loisir la société mondaine.  

[6] Dans le roman, le personnage de « tante Léonie » est inspiré de sa tante paternelle, Élisabeth Proust.

[7] Laure Hillerin lui a consacré un splendide ouvrage : A la Recherche de Céleste Albaret. Elle dévoile un aspect méconnu de cette « servante au grand cœur » : sa facette de muse et d’égérie pour Proust.

[8] Christian Péchenard, Proust et son père.

[9] Marcel Proust a toujours revendiqué son droit de ne pas se définir par rapport à une religion : dans sa correspondance (numérisée), on peut lire qu'il n'était « pas croyant » (Marcel Proust à Lionel Hauser). Dreyfusard convaincu, il fut affecté par l'antisémitisme qui régnait en son temps. Lui-même essuya les critiques antisémites de certaines plumes acerbes, mais loin de faire le gros dos, il les combattit avec panache et intervint également dans d’autres grands débats humains de son époque comme le génocide arménien.

[10] Cette église a été reconstruite de 1931 à 1938 et il ne reste rien de cet ancien édifice, sauf une statue de la Vierge, la Vierge de Chaillot et d’anciennes photographies, comme celle reprise ci-dessous.

[11] Benoît Gallot, La Vie secrète d’un cimetière (par le conservateur du Père-Lachaise, le cimetière le plus célèbre du monde).

[12] La chambre de Marcel Proust du 44 a été reconstituée au musée Carnavalet.

[13] Il y a très peu d’adresses dans la Recherche Le Paris de Proust et le lecteur doit souvent reconstituer les lieux (sa géographie a été revisitée et magnifiée par Proust), mais cela reste un « monde flottant » comme le disait la commissaire de l’exposition Anne-Laure Sol (https://www.rtbf.be/article/le-paris-de-marcel-proust-un-monde-flottant-au-musee-carnavalet-10899592).

[14] Il faut savoir que la « Recherche » a été publiée entre 1913 et 1927. L’achèvement de la publication s’est fait de manière posthume, dans les cinq ans qui ont suivi sa mort. Il avait commencé à publier son œuvre chez Grasset, puis a changé d’éditeur et a choisi Gallimard et la fameuse collection « Blanche ». La « Blanche » est la grande collection de littérature et de critique françaises de Gallimard, née en 1911 avec les premiers titres des Éditions de la Nouvelle Revue française. Elle fut ainsi désignée pour la teinte crème de sa carte de couverture, tranchant avec les aplats vifs de la production courante des éditeurs du début du siècle. Expression des choix du comité de lecture, elle n’a jamais eu de directeur attitré. Jusqu’en 1950, la collection « Blanche » accueille également les grands titres étrangers du fonds Gallimard qui, à partir de 1931, y paraissent en tirage de tête. De 1911 à 2011, la collection « Blanche » a été récompensée par 32 prix Goncourt, 29 prix Femina, 15 prix Renaudot, 10 prix Médicis, 14 prix Interallié, 27 Grands Prix du Roman de l’Académie française et 4 prix du Livre Inter.

[16] Christine Gouzi à propos du livre de Thierry Laget (https://www.actu-culture.com/il-y-a-un-siecle-disparaissait-marcel-proust/).

[17] Thierry Laget a participé à l’édition d’À la recherche du temps perdu dans la Pléiade sous la direction de Jean-Yves Tadié.

[18] On sait à quel point Proust était fasciné par les Pierres de Venise de Ruskin, Vitruve anglais et romantique (pour rassembler les matériaux de son livre, Ruskin s’était attaché à tous les piliers du Palais Ducal, comme un pic-vert à un tronc d’arbre, y scrutant les détails de chaque chapiteau !). Proust a traduit son ouvrage la Bible d’Amiens.

[19] Œuvre musicale fictive, mais motif récurrent tout au long de la Recherche (voir l’article https://fr.wikipedia.org/wiki/Sonate_de_Vinteuil).

[20] Compositeur, chef d'orchestre, chanteur et critique musical français d'origine vénézuélienne (il est né à Caracas). Reynaldo Hahn laisse environ 150 œuvres musicales dont plusieurs compositions pour piano (voir Jean-Christophe Étienne, L’Œuvre pour piano de Reynaldo Hahn, maîtrise, Université de Toulouse II, 1981). Voir également le CD-Livre Decca « Marcel Proust, le musicien » et l’article que Wikipédia lui consacre avec une ample bibliographie (https://fr.wikipedia.org/wiki/Reynaldo_Hahn). A Deauville, une rue lui est dédiée.

[21] Il fut le principal compagnon de Marcel Proust.

[22] Marcel Proust, La cour aux lilas et l'atelier aux roses : le salon de Mme Madeleine Lemaire.

[24] Cet instrument d’optique est une invention attribuée au prêtre jésuite et savant allemand Athanase Kircher.

[25] « A Combray, tous les jours dès la fin de l’après-midi, longtemps avant le moment où il faudrait me mettre au lit et rester, sans dormir, loin de ma mère et de ma grand’mère, ma chambre à coucher redevenait le point fixe et douloureux de mes préoccupations. On avait bien inventé, pour me distraire les soirs où on me trouvait l’air trop malheureux, de me donner une lanterne magique, dont, en attendant l’heure du dîner, on coiffait ma lampe ; et, à l’instar des premiers architectes et maîtres verriers de l’âge gothique, elle substituait à l’opacité des murs d’impalpables irisations, de surnaturelles apparitions multicolores, où des légendes étaient dépeintes comme dans un vitrail vacillant et momentané. Mais ma tristesse n’en était qu’accrue, parce que rien que le changement d’éclairage détruisait l’habitude que j’avais de ma chambre et grâce à quoi, sauf le supplice du coucher, elle m’était devenue supportable. Maintenant je ne la reconnaissais plus et j’y étais inquiet, comme dans une chambre d’hôtel ou de « chalet », où je fusse arrivé pour la première fois en descendant de chemin de fer. » (Du Côté de chez Swann, page 12).

[26] « Longtemps je me suis levé de bonne heure ». Dès l’ouverture de son œuvre, Proust surprend son lecteur pour des raisons grammaticales : il a choisi le passé-composé au lieu de l’imparfait normalement privilégié pour exprimer une habitude passée et une action non achevée (d’où le nom d’imparfait d’ailleurs). L’incipit dans un ouvrage littéraire peut se comparer à donner le « la » pour un orchestre de musiciens : ceux-ci doivent accorder leurs instruments (l’accordage se fait sur le « la ») pour jouer de manière harmonieuse ; pour l’écrivain, c’est la première phrase, celle qui annonce toute l’œuvre – et chez Proust, une œuvre colossale –, autant dire qu’elle revêt autant d’importance que la Porta del Popolo du Bernin qui ouvre sur Rome. Aujourd'hui, le mot incipit (du latin incipio, is, ere : « commencer ») désigne les premiers mots d'un texte. Selon une tradition hébraïque reprise dans le christianisme, l'incipit donne son titre au document (les bulles pontificales, par exemple, sont nommées d'après leur incipit en latin).

[27] Le dernier chapitre du dernier volume a été écrit tout de suite après le premier chapitre du premier volume. Tout l’« entre-deux » a été écrit ensuite […] » (Corr ., t. XVIII, p. 536, à Paul Souday, le [17 décembre 1919]) ; « (le dernier chapitre du dernier volume, non paru, a été écrit tout de suite après le premier chapitre du premier volume) » (ibid., p. 546, à Rosny aîné, [peu avant le 23 décembre 1919]) ; « Le dernier chapitre du dernier volume, non encore paru, a été écrit avant le premier chapitre du premier volume. » (ibid., t. XIX, p. 267, à Alberto Lumbroso, le [14 mai 1920]).

[28] Sans doute une robe de Fortuny. La duchesse de Guermantes portait des robes de ce couturier vénitien du début du siècle passé, mais d’origine espagnole (Mariano Fortuny y Madrazo). Le musée Fortuny occupe le palais du même nom, situé dans le quartier San Marco. Proust avait été reçu chez Madame Fortuny et devait offrir beaucoup de robes de cet artiste à la Prisonnière ; elles sont entrées dans la légende proustienne (voir Paul Morand, Venises). Fortuny était très influencé par l’Antiquité. En témoigne, au musée Galliera, son emblématique robe « Delphos » qui tire son nom de l’aurige de Delphes et s’inspire du chiton ionien avec sa soie finement plissée (https://www.palaisgalliera.paris.fr/fr/oeuvre/robe-delphos-mariano-fortuny).

[29] « À force de coller les uns aux autres ces papiers que Françoise appelait mes paperoles, ils se déchiraient çà et là. Au besoin Françoise ne pourrait-elle pas m'aider à les consolider, de la même façon qu'elle mettait des pièces aux parties usées de ses robes, ou qu'à la fenêtre de la cuisine, en attendant le vitrier comme moi l'imprimeur, elle collait un morceau de journal à la place d'un carreau cassé ? Françoise me dirait, en me montrant mes cahiers rongés comme le bois où l'insecte s'est mis : « C'est tout mité, regardez, c'est malheureux, voilà un bout de page qui n'est plus qu'une dentelle » et l'examinant comme un tailleur : « Je ne crois pas que je pourrai la refaire, c'est perdu. C'est dommage, c'est peut-être vos plus belles idées. Comme on dit à Combray, il n'y a pas de fourreurs qui s'y connaissent aussi bien comme les mites. Ils se mettent toujours dans les meilleures étoffes. » (Le Temps retrouvé, tome 2, p. 242).

[30] Entretien avec Jean-Claude Vantroyen dans le Soir du 19 novembre 2022.

[31] Le Narrateur est souvent appelé Marcel. Proust lui-même évoque cette idée tout en se gardant de la confirmer : « ... elle disait : « Mon » ou « Mon chéri » suivi de l'un ou l'autre de mon nom de baptême, ce qui, en donnant au narrateur le même prénom qu'à l'auteur de ce livre, eût fait : « Mon Marcel » ou « Mon chéri Marcel ». » (La Prisonnière).

[32] Proust avait un humour fou. Chez Proust, les personnages sont tous caractérisés, avant tout, par la manière dont ils parlent. Le comique vient d’abord des mots. A cet effet, Proust ne dédaigne pas les formes les plus élémentaires du risible : le calembour et le malaprop (le malapropisme est une impropriété de langage, un emploi impropre d’un mot, le plus souvent avec un effet comique involontaire). Les exemples pullulent dans le roman de Proust mais surtout quand il donne la parole au directeur du Grand Hôtel de Balbec qui a logé Marcel tout en haut : « J’espère, dit-il, que vous ne verrez pas là un manque d’impolitesse, j’étais ennuyé de vous donner une chambre dont vous êtes indigne, mais je l’ai fait rapport au bruit, parce que comme cela vous n’aurez personne au-dessus de vous pour vous fatiguer le trépan » (Sodome et Gomorrhe, I, 170). Proust ne s’arrête cependant pas là : on a aussi des personnages comiques par leurs traits de caractère ou des scènes comiques, créées par exemple par des quiproquos comme celui s’installant entre le Docteur Cottard et Charlus : le Docteur Cottard est désappointé par l’annulation du duel entre Charlus et Morel, alors qu’il s’était fait une gloire d’avoir été choisi comme témoin. Pour être gentil avec Cottard, Charlus lui caresse la main, pas à la façon de l’inverti qu’il est, mais à la façon d’un Guermantes flattant le museau de son cheval et lui donnant du sucre. Mais Cottard, connaissant les mœurs du Baron de Charlus, croit que tout cela n’est qu’un stratagème pour le faire venir et pour le violer. Et donc, on assiste à la scène où le Baron de Charlus caresse la main d’un homme qui le dégoûte et l’homme qui dégoûte le Baron de Charlus croit que Charlus l’a fait venir pour le violer. On a enfin une attitude générale de Proust devant la vie – qu’on peut appeler humour – de retrait dans un monde où finalement rien n’est grave. Même la phrase qui ouvre la Recherche (incipit), « Longtemps, je me suis couché de bonne heure », on imagine Proust l’écrire le sourire aux lèvres, lui qui savait qu’il ne se couchait pas avant 6 heures du matin (quand il rend visite à Paul Morand en août 1915, il est minuit !). Son rire ravageur est aussi présent dans ses articles et dans sa correspondance. Dernière chose, « l’humour proustien (…) n’est jamais méchant. Proust ne condamne pas, ne juge pas : il sourit. Génial horloger, il démonte les mécanismes de l’âme humaine dans leurs moindres subtilités. Il pointe, dévoile, décrypte, sans posture morale, sans acrimonie, sans malveillance, et j’irais jusqu’à dire avec bonté » (Laure Hillerin, Proust pour rire. Bréviaire jubilatoire de À la recherche du temps perdu, p. 16).                   

[33] Proust est un des premiers à traiter ce thème de l’homosexualité masculine et féminine dans son œuvre.

[34] Parmi lesquels il faut tout de même citer en particulier Paul Léautaud.

[35] La Prisonnière, Gallimard, Bibliothèque de la Pléiade, tome III, 1989, p. 887.

[36] Dans Un Amour de Swann, Odette de Crécy sait même aiguiser à dessein cette jalousie, attisant la souffrance de Swann qui est tombé éperdument amoureux de cette « cocotte » ! Un Amour de Swann est d’ailleurs l’archétype même du roman de la jalousie.

[37] Entretien avec Jean-Claude Vantroyen dans le Soir du 19 novembre 2022.

[38] Cf. l’article de Sébastien Lapaque, « Proust à table : lire « A la recherche du temps perdu » comme un livre de cuisine ».

[39] Ibid.

[40] Comme chacun sait, de (trop) nombreuses interprétations littéraires ont été données à ce passage célèbre, certaines plus ou moins sérieuses (Philippe Lejeune et Serge Doubrovsky), et d’autres, de nature psychanalytique, qui le sont nettement moins.

[41] Elle n’en a que le nom puisqu’elle ne contient aucun ingrédient typiquement japonais.

[42] Article de Sophie Pujas, « Inédit : une « cathédrale » de Proust exposée à Paris (https://www.lepoint.fr/culture/inedit-une-cathedrale-de-proust-exposee-a-paris-12-04-2019-2307342_3.php).

[43] Avec la voûte sur croisée d’ogives (généralement constituée de deux arcs en plein cintre qui se croisent), la poussée se donne sur les quatre piliers, ce qui signifie que le mur n’est plus porteur. Cette masse de pierre pourra donc être remplacée par du verre (apport de lumière). La poussée n’est toutefois pas verticale, mais diagonale. Les quatre piliers, qu’elle tend à pousser vers l’extérieur, ne pourront donc suffire pour la compenser. A l’époque gothique, on emploie l’arc-boutant Par son intermédiaire, la force est transférée aux contreforts et enfin aux fondations. De cette manière, les piliers principaux peuvent rester relativement minces proportionnellement à leur hauteur et libérer ainsi plus d’espace entre eux pour les fenêtres. L’inclinaison de l’arc-boutant par rapport à la culée était calculée en fonction de la poussée des ogives. Le poids des pinacles était calculé selon les mêmes critères (les pinacles n’étaient pas de simples garnitures : ils servaient en effet, le plus souvent, à accentuer la résistance de la culée à la poussée des arcs-boutants en écrasant ces derniers). Au début, l’arc-boutant fut unique, mais les constructeurs se rendirent bientôt compte qu’il fallait neutraliser deux sortes de poussées, celle de la voûte et la pression exercée juste au-dessus de la voûte par le vent soufflant sur l’immense toit. 

[44] Le mot persona vient du verbe personare (per-sonare : « parler à travers ») où il désignait le masque que portaient les acteurs de théâtre. Ce masque avait pour fonction à la fois de donner à l'acteur l'apparence du personnage qu'il interprétait, mais aussi de permettre à sa voix de porter suffisamment loin pour être audible des spectateurs.

[45] « Pour l'essentiel, l'homme est ce qu'il cache : un misérable petit tas de secrets ».

[46] Le thème principal de ce volume est l'amour possessif et jaloux qu'éprouve le Narrateur pour Albertine. Il la fait surveiller, la soupçonne de liaisons homosexuelles, essaie de la retenir chez lui.

[47] Albertine disparue constitue une analyse de la souffrance amoureuse, qu’atténue lentement – « dans le temps » – le travail du deuil et de l'oubli. Albertine est en effet partie sans prévenir le Narrateur. Il essaie pourtant de faire revenir Albertine chez lui par tous les moyens après le départ de celle-ci (il feint l’indifférence, envoie son influent ami Saint-Loup, promet à Albertine l’achat d’un yacht et d’une Rolls-Royce, etc.). Mais tous ses efforts sont vains ; Albertine en effet meurt dans un accident de cheval. L’oubli fait alors progressivement son œuvre dans la vie du Narrateur, atténuant sa souffrance.

[48] Swann est le seul à avoir un chapitre dédié à sa vie avant la naissance du narrateur, à savoir Un amour de Swann.

[49] C’est le Docteur Cottard, « ce prince de la science », beaucoup plus préoccupé par son goût immodéré des mondanités que par l’accomplissement de sa mission consistant à soigner ses semblables, qui mettra le feu aux poudres en attirant l’attention du Narrateur, au casino d’Incarville ? près de Balbec, sur l’attitude équivoque d’Albertine dansant avec son amie Andrée : à ce moment-là, le Narrateur est envahi par un sentiment de jalousie qui le hantera longtemps : « 
Tenez, regardez, ajouta-t-il en me montrant Albertine et Andrée qui valsaient lentement, serrées l’une contre l’autre, j’ai oublié mon lorgnon et je ne vois pas bien, mais elles sont certainement au comble de la jouissance. On ne sait pas assez que c’est surtout par les seins que les femmes l’éprouvent. Et, voyez, les leurs se touchent complètement. » En effet, le contact n’avait pas cessé entre ceux d’Andrée et ceux d’Albertine. Je ne sais si elles entendirent ou devinèrent la réflexion de Cottard, mais elles se détachèrent légèrement l’une de l’autre tout en continuant à valser. Andrée dit à ce moment un mot à Albertine et celle-ci rit du même rire pénétrant et profond que j’avais entendu tout à l’heure. Mais le trouble qu’il m’apporta cette fois ne me fut plus que cruel » (Sodome et Gomorrhe).


[50] Selon l’essayiste Christian Gury, Marcel Proust se serait inspiré de l’infant Luis-Ferdinand (1888-1945), cousin du roi Alphonse XIII d’Espagne, personnage très en vue des fêtes de la Belle Epoque et des Années Folles pour créer son personnage de Charlus. Mais d’autres modèles ont également été proposés (Robert de Montesquiou ; le baron Doäzan ; le comte de la Rochefoucauld ; le duc de Bisaccia ; Oscar Wilde).

[51] « Alors je m’aperçus qu’il y avait dans cette chambre un œil de bœuf latéral dont on avait oublié de tirer le rideau ; cheminant à pas de loup dans l’ombre, je me glissai jusqu’à cet œil de bœuf, et là enchaîné sur un lit comme Prométhée sur son rocher, recevant les coups d’un martinet en effet planté de clous que lui infligeaient Maurice, je vis, déjà tout en sang, et couvert d’ecchymoses qui prouvaient que le supplice n’avait pas lieu pour la première fois, je vis devant moi M. de Charlus. » (Le Temps retrouvé).

[52] Quand madame Verdurin arrive à convaincre le musicien Morel de rompre avec le baron de Charlus, celui-ci le fait en public, en l’accablant de paroles cruelles et blessantes au point que Charlus en reste foudroyé.

[53] Du Côté de chez Swann,

[54] Très jeune homme qui avait tout à gagner. Scarron & co : tous ces gens faisaient la loi.

[55] Voir Luc Fraisse et Marc Hersant, Saint-Simon et Proust, Cahiers Saint-Simon.

[56] Métaphore est composé du préfixe grec méta (= « d’un lieu à un autre ») et du radical phore issu du verbe phôré (= « porter », cf. ferre, en latin). La métaphore est donc une figure de style qui permet de porter un terme dans un autre « lieu » par le fait même de les comparer. Le même type d’étymologie intervient dans les mots « anaphore », formé du préfixe grec ana (= « de bas en haut, de nouveau ») qui est une figure de style consistant à répéter un mot ou un groupe de mots en début de phrase, de vers ou de proposition (exemple : « Paris, Paris outragé ! Paris brisé ! Paris martyrisé ! mais Paris libéré ! » (Charles de Gaulle) ou « épiphore » (formé du préfixe épi (= « sur, au-delà » à répéter un mot ou un groupe de mots en fin de phrase, de vers ou de proposition (exemple : « Elle ne voyait rien, ne comprenait rien, elle n’était rien. »).

[57] Pour les phrases en parallèle, on a la description des chambres d’hiver et d’été dans Du Côté de chez Swann (pp. 14-15). On voit donc ici qu’on peut parler de construction en parallèle (on a les chambres d’hiver et les chambres d’été), mais que, pour autant, la construction des phrases qui portent sur la description des chambres d’été ne suit pas exactement (ce n’est pas un double, un décalque) ce qui est écrit concernant les chambres d’hiver. Il y a une volonté en même temps de rompre dans ce parallèle par rapport à la structure syntaxique qui précède.

[58] La phrase à trappe, on la trouve dans le portrait du Baron de Charlus dans A l’Ombre des jeunes filles en fleurs lorsque le Narrateur vient prendre le thé chez lui et a tout le loisir de l’observer. L’explication se fait par l’intermédiaire d’images, en l’occurrence celle d’une forteresse puisque le visage de Charlus est fermé et tout à fait impassible, immobile et seules apparaît vivant dans ce visage ce qui se passe derrière la fente des yeux qui « étaient comme une lézarde, comme une meurtrière que seule il n'avait pu boucher ».

[59] Du latin inferni, les lieux d'en bas (le mot est apparenté à inferus, « qui est plus bas, inférieur », et infra, « au-dessous de »), géographiquement : sous terre. Pas d'Enfers chez les Grecs, mais l'Hadès, à la fois lieu des trépassés et dieu de l'invisible. Il est décrit par Homère dans l’Odyssée et par Hésiode dans la Théogonie. Virgile, imitateur d’Homère dans l’Enéide, a écrit, à son tour, une descente aux Enfers (une catabase). Nous retrouvons une description des Enfers chez Ovide avec le mythe d’Orphée et d’Eurydice dans ses Métamorphoses (livres X et XI).

[60] Les ombres errantes, sans corps comme les âmes, sont cependant reconnaissables parce qu'à l'image des corps vivants.

[61] URL : http://bcs.fltr.ucl.ac.be/FE/05/dewez.html.

[62] Extrait du discours de Monsieur Jérôme Bastianelli, Président de la Société des Amis de Marcel Proust et des Amis de Combray, donné ce 21 novembre 2022 lors de la commémoration du centenaire des obsèques de Marcel Proust (page 5 du programme : http://amisdeproust.fr/images/DocsPdf/ProgrammeConcertProust21nov.pdf).

[63] Il fut l’ami de Proust avec qui il échangea une correspondance et avec qui il put s'entretenir peu de temps avant sa mort.

[64] Proust était un grand lecteur de la Revue des Deux Mondes.

Commentaires

Posts les plus consultés de ce blog

Le mystérieux attribut de Vénus dans la peinture Mars et Vénus de Pompéi