Le « gai savoir », la sincérité et la part de l’expérience personnelle dans la poésie catullienne : deux facettes du regretté Paul Veyne
En hommage au
grand historien Paul Veyne, spécialiste de la Rome antique, traducteur de
Virgile et de Sénèque, qui nous a quittés ce 22 septembre 2022
« Paul Veyne est mort. Et c’est aussi triste que de perdre de vue le mont Ventoux quand on quitte la Provence. Un peu de joie pure s’en va. ». C'est par ces mots que Sarah Rey, maître de conférences en histoire romaine à l'université de Valenciennes, ouvrait son article paru dans le journal Libération du 29.9.2022 en hommage au grand homme. Sarah Rey est également l’auteure d’un autre article datant de 2015 [1] où elle estimait que « Paul Veyne est non seulement un historien courageux, mais un modèle de gai savoir ». Voilà un bel éloge !
Paul Veyne (pour qui, au demeurant, l’histoire n’est pas une science – et il avait entièrement raison : on n’écrit pas l’histoire avec une méthode scientifique [2] –) était en effet un grand adepte du « gai savoir ».
Le « gai savoir »
exprime le plaisir de l’apprentissage d’une discipline ou tout simplement d’un
sujet et de la transmission de cet enseignement par l’application d’une
méthodologie adaptée, en ce sens qu’on y a ajouté un « agent de
sapidité » : l’ingrédient « plaisir ».
Un plaisir qui, contrairement à l’expression consacrée
n’est pas si coupable que cela.
D’ailleurs, comme le fait très judicieusement remarquer
Mélissa Thériault, professeure de philosophie à l'Université du Québec à
Trois-Rivières, il s’agit d’une contradictio in teminis (une contradiction dans
les termes). En effet, un plaisir coupable est « une expression qui dit le
contraire de ce qu'elle est : quand on éprouve un plaisir coupable, c'est
qu'on a eu un plaisir qui est sincère et qui devrait être vécu sans
culpabilité. Un plaisir coupable est un sentiment qu'on ne devrait pas
avoir, mais qui est plus fort que soi, comme si l'on ne devait pas apprécier
une œuvre que l'on juge indigne de son estime, mais qu’on ne peut faire
autrement que de ressentir un plaisir »
Le « gai
savoir » est donc une manière de rendre l’apprentissage plus attractif, la
même que celle du cuisinier qui rend un plat plus savoureux en l’assaisonnant
judicieusement et en employant des ingrédients gourmands : une caille
rôtie au foie gras, fondant à la cuisson, est plus délicieuse qu’une caille
anorexique et desséchée de la cuisine janséniste. La deuxième option étant un
plaisir de Solitaire en quelque sorte !
Paul Veyne cet « éternel Romain bien accroché à sa « statue intérieure » qu'il s'était façonnée en artisan indifférent aux dieux et aux maîtres [3] » s’est éteint ce 22 septembre 2022. Il avait reçu le prix Femina pour son livre « Et dans l’éternité je ne m’ennuierai pas ». Y croyait-il vraiment à cette promesse au-delà de la mort ? Il nous aurait certainement répondu par un sourire … tout content de la beauté de son alexandrin, lui qui avait le regard toujours tourné vers les cimes et les nuages.
Philippe
Durbecq
Voici, la retranscription, par mes soins, d’un court exposé inédit [4] que Paul Veyne avait donné
lors d’un cours au Collège de France sur
l’élégie [5]
romaine et qui illustre une autre facette des multiples domaines dans lesquels Paul Veyne excellait. Il y avait examiné la sincérité des poètes et la part de l’expérience
personnelle dans la poésie en prenant notamment celle de Catulle comme exemple.
En fait, lorsque l’on parle de la sincérité de
Catulle, il s’agit d’une sincérité littéraire.
Il est en effet court de penser que les sentiments
d’un poète dans ses vers ont été éprouvés par lui (on part du postulat que la
psychologie qu’il décrit pour ses personnages ou qu’il laisse transparaître en
vers est également la sienne) et si l’on prenait cette pensée pour une pensée
réfléchie, il faudrait en conclure qu’elle repose sur le postulat suivant :
tout poète a dû commencer par éprouver littéralement tout ce qu’il est capable
d’imaginer. Ainsi, si un poète parle de la passion et de la jalousie, c’est
qu’il a été jaloux. En fait, le principe est celui-ci : personne n’est
obligé d’avoir vécu ce qu’il raconte et d’attribuer à l’homme tout ce que le
poète dit. D’autre part, dès qu’on fait une œuvre d’art, on est obligé de
styliser (ce qui ne signifie pas bien arranger les matériaux, mais couper,
éliminer, supprimer [6]).
Or, un poème de Catulle ne ressemble nullement au cafouillage
d’une correspondance d’amoureux. La sincérité catullienne est évidemment
reconstruite parce que jamais la passion ne saurait être aussi parfaitement
l’image d’elle-même. Il faudrait qu’elle se connaisse.
Et Catulle pousse la perfection jusqu’à faire des
poèmes qui sont censés être en temps réel et transcrire, comme au
magnétophone, le déroulement réel d’un monologue intérieur (il fait semblant
que le poème est en temps réel, alors que ce dernier est si parfaitement
calibré !).
On ne peut donc pas concevoir d’art plus autoritaire,
ni en même temps plus artificiel. Cela consiste à styliser les cafouillages
d’un monologue intérieur et à croire que c’est réel. Mieux encore, l’impression
de sincérité de Catulle vient du fait qu’à aucun moment, il ne jouit et ne
savoure sa propre sincérité.
Rien ne prouve donc un seul instant que la passion de
Catulle pour Lesbie [7] (ou de Properce pour Cynthie)
ait consisté en sa seule jalousie et qu’il ait eu un tempérament de jaloux.
C’est possible, mais le contraire est peut-être vrai et nous n’en saurons
jamais rien.
Ce que l’on constate en revanche, c’est qu’il a, en
bon Italien de son temps et en bon lecteur des poètes hellénistiques de
l’époque d’Archiloque, un don très sérieux pour l’invective. Quand on
est amoureux et qu’on a un don pour l’invective, on chante de préférence la
jalousie plutôt que les plaisirs de l’amour (on ne chante pas ce qu’on veut,
on chante ce qu’on peut [8]).
Il faut savoir aussi que l’élégie romaine n’est pas un
poème destiné à communiquer une émotion (ça ne communique pas, sauf par
bribes), mais à être un « joli bibelot » et un joli bibelot, cela se
fabrique avec toutes sortes de matériaux : un peu de mythologie là où il
faut, une forme élégante, des variations diverses et aussi, à l’occasion, des
cris de passion. Bien entendu, il arrivera que le poète affecte, s’il l’a
jamais sentie, l’avide passion non parce qu’il a besoin de la dire et qu’il
doit s’exprimer, mais tout simplement parce que l’objet la réclame à tel ou tel
endroit.
Nous voyons donc que lorsque l’on parle de la sincérité de Catulle, on a bien raison, mais il s’agit d’une sincérité littéraire et d’un type d’art qui fait sincère (de même qu’il y a des arts qui font baroque).
[1] Sarah Rey, « Le curieux Monsieur Veyne », La Vie des idées , 2 juin 2015. ISSN : 2105-3030. URL : https://laviedesidees.fr/Le-curieux-Monsieur-Veyne.html.
[2] Paul Veyne, Comment on écrit l’histoire, Essai d'épistémologie, Paris, Éditions du Seuil, « L'Univers historique », 1971 ; rééd. Seuil, « Points histoire », 1996
[3] Jean-Paul Enthoven dans son hommage au
grand historien publié dans Le point du 29.9.2022 (source : https://www.lepoint.fr/culture/paul-veyne-l-eternel-romain-est-mort-29-09-2022-2491805_3.php).
[4] Mais dont la substance est
essentiellement reprise dans son ouvrage L'élégie
érotique romaine : L'amour, la poésie et l'Occident, Points Essais, 2003.
[5] Dans l’Antiquité, était appelée
« élégie » tout poème alternant hexamètres
et pentamètres en distiques : ce sont les vers élégiaques.
[6] On élimine et on supprime non pas pour
s’en tenir à l’essentiel quant à l’ordre des faits, mais pour répéter,
c’est-à-dire pour faire que la série des faits évoqués ou des sentiments
décrits forme une gamme d’effets étroite et où il y ait répétition. On élimine
pour répéter et pour s’en tenir à une gamme.
[7] Catulle aurait donné le nom de Lesbie à sa belle en
l'honneur de la poétesse grecque Sappho. Lesbie est traditionnellement
identifiée à Clodia, répudiée par Lucullus pour inconduite et
remariée à Quintus Caecilius Metellus Celer.
[8] D’instinct, un grand artiste évite
l’entreprise où son savoir-faire serait inutile. Catulle a dû éviter de peindre
la passion heureuse parce qu’il a senti que ce n’était pas dans ses cordes.
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