SALAMMBÔ : L’HYMENEE DE LA FICTION ET DE L’ERUDITION

 

 

SALAMMBÔ : L’HYMENEE DE LA FICTION ET DE L’ERUDITION

(par Philippe Durbecq)

 

Écrase-moi, pourvu que je sente tes pieds ! maudis-moi, pourvu que j'entende ta voix ! Ne t'en va pas ! pitié ! je t’aime ! je t’aime ! »

« — Moloch, tu me brûles ! » et les baisers du soldat, plus dévorateurs que des flammes, la parcouraient; elle était comme enlevée dans un ouragan, prise dans la force du soleil. »

Mathô aux pieds de Salammbô Illustration de Lobel Riche (source : https://www.mediterranees.net/romans/salammbo/lobel-riche/index.html, avec l’aimable autorisation de Mme Agnès Vinas)

 

Gustave Flaubert s’estimait être un inconnu de la littérature : « Oui, je suis plus obscur, s’écriait-il de sa voix de tonnerre, que le débutant qui vient de naître. On me prend pour l’inventeur des carabines Flobert ! [1] ». Ses obsèques seront, il est vrai, discrètes.

 

Et pourtant, Flaubert est un monument de la littérature française : il est avec Balzac, le grand romancier du XIXe siècle et il sera statufié dans sa ville natale. Une statue qui connaîtra bien des déboires puisqu’il faudra dix ans pour l’élever, qu’elle sera fondue en 1942 sur l’ordre conjoint des autorités allemandes et de l’administration de Vichy, et qu’elle ne sera rétablie que dans les années 60 à Rouen, mais dans un autre endroit. 

Ancienne photographie montrant la statue de Flaubert à son emplacement initial sur le terre-plein de l’église Saint-Laurent à Rouen

 

Salammbô est l’un de ses chefs-d’œuvre les plus emblématiques et l’un des plus somptueux sur le plan du style. Voulant chasser de sa mémoire les soucis judiciaires que lui a causés le procureur Ernest Pinard, un Cerbère, argousin des « bonnes mœurs », pour son roman « licencieux » Emma Bovary dont la publication a fait l’objet d’une cabale obstinée (montée contre les velléités émancipatrices des femmes [2]) et s’extirper du monde contemporain qu’il déteste [3], Gustave Flaubert se réfugie dans l’Antiquité la plus ignorée de son temps : la Carthage punique. Ce choix délibéré de ne pas écrire sur Rome [4], la Grèce [5] ou l’Egypte [6], mais sur une civilisation disparue, sur un passé oublié est significatif à cet égard.

 

Ce sujet lui permet également de se tourner vers un sujet gorgé d’exotisme et dans le goût de l’orientalisme ambiant [7] qui, tout au long de ce XIXe siècle, attirera et nourrira la curiosité des artistes et des écrivains pour les pays du couchant (le Maghreb) ou du Levant (le Moyen-Orient). Un orientalisme teinté d’érotisme : on aime les belles esclaves, les odalisques, les jeunes filles dans les harems, de la même façon que l’évocation de l’Antiquité sert à mettre en scène tous les fantasmes des bourgeois de l’époque (ne citons que Phryné dévoilée devant l’aréopage de Jean-Léon Gérôme). C’est ce que Claire Maingon appelle « l’œil en rut » ! 


Gyula Tornai , Dans le harem (collection privée – photo domaine public – auteur : Art Renewal Center – source : https://commons.wikimedia. org/wiki/File:Tornai_In_the_Harem.jpg)

 

Salammbô : une fiction assumée soutenue par une érudition en béton

 

Si l'intrigue est une fiction, Flaubert est un « néophyte en terre inconnue, mais en quête d’exactitude ». Il prépare son roman par d’abondantes lectures en s’abreuvant aux sources antiques : Polybe (tout en restant sur ses gardes vis-à-vis d’une « histoire racontée du côté des vainqueurs »), Appien, Apulée [8], Aristote [9], Hérodote, Hippocrate, Pline, Plutarque, Xénophon et la Bible pour peindre le monde antique.

 

Mais Gustave Flaubert ne se contente pas de ce qu’ont écrit les auteurs anciens sur les guerres puniques, il se tourne aussi vers les écrivains modernes. C’est ainsi qu’il s’inspire de l’Histoire romaine (de la période pré-étrusque jusqu’à la victoire d’Octave sur Antoine) de son ami Jules Michelet. C’est le premier livre de l’historien (1831) et l’on s’étonnera peut-être de cet ouvrage, puisque tout le monde sait que le domaine de prédilection de Michelet est l’histoire de France (il lui a consacré trente ans de sa vie).

 

Flaubert s’est littéralement consumé dans les bibliothèques parisiennes : « Savez-vous combien maintenant je me suis ingurgité de volumes sur Carthage ? Environ 100 ! », écrit-il dans sa Correspondance [10]. En fait, Flaubert a lu toutes les sources disponibles à son époque, qui étaient cependant en soi indigentes, en ce sens que si la documentation qu’amasse Flaubert est quantitativement considérable, elle reste pauvre en termes de valeur archéologique, faute de fouilles sérieuses sur le terrain. Au fond, Flaubert a adopté une méthodologie de scientifique, mais ce sont les sciences de son temps qui étaient défaillantes.

 

Il consulte également des traités d'archéologie, étudie la faune, la flore (Flaubert dressera l’inventaire des plantes indigènes), la topographie. Même les détails les plus anecdotiques ne sont pas négligés : ainsi, lit-il « un mémoire de 400 pages in-quarto sur le cyprès pyramidal, parce qu’il y a des cyprès dans la cour du temple d’Astarté » (mai 1857) !

 

Parallèlement, il fréquente le Cabinet des médailles de la Bibliothèque nationale où il fait deux visites le 16 mars 1857 et le 15 mars 1860 pour consulter « les terres cuites assyriennes [11] » puis les monnaies anciennes (il voit des plateaux entiers pour s’imprégner de l’apparence des monnaies de différents ateliers, et s’intéresse à la diversité de leurs formes et à l’exotisme de leurs motifs) [12] ainsi que les terres cuites antiques. 

 


Journal de service public du Cabinet des médailles, 14-17 mars 1860 (BnF, MMA,Rés. ms. 00001 PAR BN 8° (1858-1888) page 51), tirée de l’article de Florence Codine-Trécourt et Julien Olivier, Flaubert, Salammbô et le Cabinet des médailles


L'iconographie des monnaies anciennes va l'inspirer dans ses descriptions. Ainsi dans l'un de ses carnets, il relève la physionomie d'un personnage représenté sur une pièce punique de Sicile : il porte sur la tête une peau de lion faisant capuchon, nouée sous le menton. Une apparence qu'il reprendra dans Salammbô pour décrire le mercenaire libyen Mâtho [13] se préparant au combat : il « avait pris sa peau de lion, plus commode pour la bataille. Le mufle s’adaptait sur la tête en bordant le visage d’un cercle de crocs » (chapitre XIII).



 

 Tétradrachme, atelier punique d’Entella (Sicile), vers 300-289 av. J.-C., argent, 16,79 g (© BnF, MMA, Fonds général 2351) -                                                             autorisation du 14.4.2023 du Département Images et prestations numériques

 

Autre exemple : la tête de Tanit [14]. 

 




Monnaie de Carthage, tête de Tanit (Perséphone) Atelier de Carthage. Monnaie grecque, Afrique, Zeugitane, Carthage, triple statère. Antiquité orientale. BnF, département des Monnaies, médailles et antiques, monnaie grecque C 621 © Bibliothèque nationale de France (autorisation du 14.4.2023 du Département Images et prestations numériques) 

 

On retrouve la description des monnaies carthaginoises et de la monnaie romaine du IIIe siècle av. J. C. que Flaubert a demandé d’examiner dans le passage consacré au trésor d'Hamilcar dans Salammbô (chapitre VII, « Hamilcar Barca) [15].

 

« Puis, quand ils furent à l’extrémité du couloir, Abdalonim, avec une des clefs qui pendaient à sa ceinture, ouvrit une grande chambre quadrangulaire, divisée au milieu par des piliers de cèdre. Des monnaies d’or, d’argent et d’airain, disposées sur des tables ou enfoncées dans des niches, montaient le long des quatre murs jusqu’aux lambourdes du toit. D’énormes couffes en peau d’hippopotame supportaient, dans les coins, des rangs entiers de sacs plus petits ; des tas de billon faisaient des monticules sur les dalles ; et, çà et là, quelque pile trop haute s’étant écroulée avait l’air d’une colonne en ruine. Les grandes pièces de Carthage, représentant Tanit avec un cheval sous un palmier, se mêlaient à celles des colonies, marquées d’un taureau, d’une étoile, d’un globe ou d’un croissant. Puis l’on voyait disposées, par sommes inégales, des pièces de toutes les valeurs, de toutes les dimensions, de tous les âges, depuis les vieilles d’Assyrie, minces comme l’ongle, jusqu’aux vieilles du Latium, plus épaisses que la main, avec les boutons d’Egine, les tablettes de la Bactriane, les courtes tringles de l’ancienne Lacédémone [16] ; plusieurs étaient couvertes de rouille, encrassées, verdies par l’eau ou noircies par le feu, ayant été prises dans des filets ou après les sièges parmi les décombres des villes ».

                                                  

6 oboloi forment une drachme (musée numismatique d’Athènes – licence : the Creative Commons Attribution-Share Alike 4.0 International – auteur : Odysses – source : https://commons.wikimedia.org/wiki/File:Obol-vert-3.jpg

 

La principale source de Flaubert à propos de Tanit est l'ouvrage, La Déesse Syrienne, de Lucien de Samosate, auteur grec du IIe siècle né en Syrie. C’est un auteur fiable et Flaubert s’en inspirera pour la description du temple de la déesse Astarté, devenue Tanit à Carthage, en prenant exemple sur celle donnée par Lucien du temple d’Astarté à Hiérapolis (lorsqu’il était jeune, Lucien y avait laissé une boucle de ses cheveux d’enfant, ce qui atteste de sa sincérité).


« Quant au temple de Tanit » - laissons la parole à Flaubert -, « je suis sûr de l'avoir reconstruit tel qu'il était, avec le traité de la Déesse de Syrie, avec les médailles du duc de Luynes [17], avec ce qu'on sait du temple de Jérusalem, avec un passage de saint Jérôme, cité par Selden (De Diis Syriis), avec le plan du temple de Gozzo qui est bien carthaginois, et mieux que tout cela, avec les ruines du temple de Thugga que j'ai vu moi-même, de mes yeux, et dont aucun voyageur ni antiquaire, que je sache, n'a parlé. (Flaubert, Correspondance, lettre à Sainte-Beuve du 23 septembre 1862). 

Le temple de Saturne à Dougga (licence : CC BY-SA 3.0 – auteur : Agnieszka Wolska (travail personnel) – source : https://commons.wikimedia.org/wiki/File:Temple_of_Saturne.jpg)

 

Flaubert pioche également chez Lucien les caractéristiques de la déesse Tanit elle-même (chapitre V) : « Des écailles [18], des plumes, des fleurs et des oiseaux lui montaient jusqu’au ventre. Pour pendants d’oreilles elle avait des cymbales d’argent qui lui battaient sur les joues. Ses grands yeux fixes vous regardaient, et une pierre lumineuse, enchâssée à son front dans un symbole obscène, éclairait toute la salle, en se reflétant au-dessus de la porte, sur des miroirs de cuivre rouge [19]. ». Flaubert a également repris à Lucien la présence de cette gemme qu’il appelle « Lychnis [20] » en raison de sa propriété d’éclairer, durant la nuit, le temple tout entier comme s’il l’était par des lampes [21] (livre XXXII).

 

 

llustration pour l'œuvre d'Athanasius Kircher
Dipus Ægyptiacus (image dans le domaine public – source :
https://fr.wikipedia.org/wiki/Derc%C3%A9to#/media/Fichier:Kircher_oedipus_aegyptiacus_28_derceto.png)

 

Enfin, dans la description de Salammbô descendant les marches de l’escalier des galères (Chapitre VII, p. 141), Flaubert fait allusion à une pièce archéologique précise :

« Des perles de couleurs variées descendaient en longues grappes de ses oreilles sur ses épaules et jusqu’aux coudes. Sa chevelure était crêpée de façon à simuler un nuage. Elle portait autour du cou de petites plaques d’or quadrangulaires représentant une femme entre deux lions cabrés, et son costume représentait en entier l’accoutrement de la déesse. Sa robe d’hyacinthe, à manches larges, lui serrait la taille en s’évasant par le bas. Le vermillon de ses lèvres faisait paraître ses dents plus blanches, et l’antimoine de ses paupières ses yeux plus longs. Ses sandales, coupées dans un plumage d’oiseau, avaient des talons très hauts, et elle était pâle extraordinairement, à cause du froid sans doute. ».

 

Ce type de représentation de la déesse aux lions (la Potnia Thérôn [22] (maîtresse des fauves ou des animaux) est un motif présent dans l’art grec depuis l’époque minoenne ou mycénienne et a été emprunté à l’iconographie orientale. Flaubert en a eu connaissance à la suite des fouilles effectuées par l’archéologue Auguste Salzmann à Rhodes de 1859 à 1871. Ce dernier avait en effet découvert deux plaquettes en électrum portant ce motif sur le site de Camiros et les avait cédé à Félix de Saulcy, ami de Flaubert. C’est donc chez l’académicien que Flaubert put les voir avant qu’elles ne rentrent dans les collections du Louvre en 1862. Au XIXe siècle régnait une grande confusion entre l’art phénicien et l’art grec orientalisant et Camiros était considérée, par l’archéologue Salzmann lui-même, comme une cité phénicienne. Il n’y avait donc plus qu’un pas à faire pour relier ces bijoux à Carthage. En réalité, ces appliques de vêtements émanent d’une production locale d’inspiration orientale (l’atelier rhodien se situerait peut-être à Camiros même) [23].         

 

A gauche, Musée du Louvre, applique de vêtement (élément de plaque pectorale, les pendeloques sont manquantes) BJ 2169-14 - Photo dans le domaine public (photographe : Jastrow (2006) – credit line : Excavations of Auguste Salzmann; purchase, 1863 – source : https://commons.wikimedia.org/wiki/File:Plate_Camiros_Louvre_Bj2169-14.jpg) ; à droite, la déesse Cybèlè Pothnia Thérôn (musée archéologique de Naples – licence : CC BY-SA 4.0 – auteur : Bujomar (travail personnel) – source : https://commons.wikimedia.org/wiki/File:Cyb%C3%A8le_Potnia_theron.jpg)

 

Au-delà de ses lectures (par exemple Théophraste, Traité des Pierreries), Flaubert a visité le muséum d’histoire naturelle au Jardin des plantes pour étudier les différentes pierreries, avant d’écrire la visite de ses trésors par Hamilcar :

 

« Avec son flambeau, il alluma une lampe de mineur fixée au bonnet de l’idole ; des feux verts, jaunes, bleus, violets, couleur de vin, couleur de sang, tout à coup, illuminèrent la salle. Elle était pleine de pierreries qui se trouvaient dans des calebasses d’or accrochées comme des lampadaires aux lames d’airain, ou dans leurs blocs natifs rangés au bas du mur. C’étaient des callaïs [24] arrachées des montagnes à coups de fronde, des escarboucles formées par l’urine des lynx [25], des glossopètres [26] tombés de la lune, des tyanos, des diamants, des sandastrum [27], des béryls, avec les trois espèces de rubis, les quatre espèces de saphir et les douze espèces d’émeraudes. Elles fulguraient, pareilles à des éclaboussures de lait, à des glaçons bleus, à de la poussière d’argent, et jetaient leurs lumières en nappes, en rayons, en étoiles. Les céraunies [28] engendrées par le tonnerre [29] étincelaient près des calcédoines qui guérissent les poisons. Il y avait des topazes du mont Zabarca pour prévenir les terreurs, des opales de la Bactriane qui empêchent les avortements, et des cornes d’Ammon [30] que l’on place sous les lits afin d’avoir des songes [31].


  

 

                                   

A gauche, snakestone (ammonite « aménagéee » par l'ajout d'une tête de serpent) et à droite l’ammonite de la cathédrale de Bayeux (source : https://clubgeologiqueidf.fr/les-travaux-des-equipiers/les-travaux-de-jacques/lhomme-et-la-coquille-3/les-croyances-populaires/)

 

 

Les feux des pierres et les flammes de la lampe se miraient dans les grands boucliers d’or. Hamilcar, debout, souriait, les bras croisés ; et il se délectait moins dans le spectacle que dans la conscience de ses richesses. Elles étaient inaccessibles, inépuisables, infinies. Ses aïeux, dormant sous ses pas, envoyaient à son cœur quelque chose de leur éternité. Il se sentait tout près des génies souterrains. C’était comme la joie d’un Kabyre [32] ; et les grands rayons lumineux frappant son visage lui semblaient l’extrémité d’un invisible réseau, qui, à travers des abîmes, l’attachaient au centre du monde [33]. ». 

  

 


De gauche à droite : escarboucle (grenat), Ammonite iridescente, glossopètre (dent de mégalodon, ici avec turquoise) et l’Etoile d’Asie, bel exemple de saphir étoilé bleu (images libres de droits issues de Wikipedia et de sites minéralogiques comme Geoforum)

 

Dès 1858, Flaubert se rend en Tunisie (du 12 avril au 5 juin 1858), alors sous domination ottomane [34], afin de se documenter et de s’imprégner de la « couleur locale [35] ». Dès mars 1857, il prend également contact avec l’archéologue Félicien de Saulcy, lui demandant dans une lettre des renseignements sur la région et la période, et le même mois fait une première visite au Cabinet des médailles.

 

Le carnet qu’il utilise ce jour-là pour prendre des notes est actuellement conservé à la Bibliothèque historique de la Ville de Paris et disponible sur Gallica (cf. l’article de Julien Olivier, « Flaubert, Salammbô et le Cabinet des médailles »)

 

Nous n’allons pas ici reprendre toute la synopsis de Salammbô [36]. Jetons simplement quelques jalons pour brosser à grands traits le décor.

 

Le sujet principal du roman est la guerre des Mercenaires et sur cette histoire réelle se greffera une histoire d’amour, fictive bien entendu, entre Salammbô, la fille inventée d’Hamilcar Barca [37] et Mâtho, le chef de ces Mercenaires, ainsi que celle d’un sacrilège, le vol du zaïmph, un voile mystérieux et miraculeux, tombé du ciel, qui sert de manteau à la statue de la déesse Tanit et de talisman faisant dès lors toute la puissance de Carthage. Son vol par Mâtho et Spendius enlève à la cité sa protection divine.

 

Caché dans le temple et donc soustrait aux regards, ce voile mythique possède une dimension magique. « Il est à la fois arme psychologique, objet érotique, trésor saint, bouclier de protection ou encore manteau luxueux [38]. », mais lorsqu’il devient visible, il perd son pouvoir de talisman bénéfique et libère sa charge négative, le rendant maléfique : « livré aux regards, il déclenche un processus qui mène à la destruction [39] ». Flaubert crée ici une véritable féerie noire [40].

  


Le vol du zaïmph (source Gallica : https://fr.wikipedia.org/wiki/Fichier:Victor-Armand_Poirson_-_Salammb%C3%B4,_chapitre_V.jpg)

 

 

Secrètement, Salammbô sort de Carthage pour aller récupérer le voile sous la tente de Mâtho et va ensuite le replacer dans l’enceinte du temple. Carthage finit par vaincre les Mercenaires.

 

Nous sommes à la fin de la première guerre punique (264-241 av. J.-C.) à Carthage.

 

Pour la cité punique, cette guerre se termine par une écrasante défaite en raison des conséquences politiques et économiques désastreuses résultant des clauses léonines du traité que lui a imposées Rome [41] après vingt années de conflit : le versement d’une lourde indemnité de guerre et la perte de la Sicile. La situation de Carthage est donc extrêmement préoccupante.

 

Or, les Mercenaires que la cité avait intégrés au sein de l’armée carthaginoise se retrouvent désœuvrés et doivent se mettre à la recherche de nouveaux engagements. Cette présence de Mercenaires oisifs dans l’enceinte même de la ville pose un problème de sécurité majeur. D’autant plus que ces Mercenaires nourrissent de sérieux griefs à l’égard des dirigeants carthaginois. Ils sont déçus de leur décision d'avoir cessé les combats et d’avoir mis fin à la guerre. Ils ont également été privés du butin des pillages, mais le Sénat de Carthage veut en outre remettre en question le montant de la solde qui leur est due [42].

 

Les Mercenaires se sentant trahis se révoltent contre leur employeur qui ne cesse de différer le paiement de leur solde. Cette révolte va durer trois ans et quatre mois (automne 241 – fin 238 av. J.-C.). Au départ, simple contentieux salarial [43], le conflit social prend par la suite une tournure politique, en ce sens que viennent se joindre aux Mercenaires des populations locales fatiguées d’être sous joug de Carthage (une partie de ses alliés libyens se rebellent aussi).

 

Dans le roman, les deux chefs de clans barbares, Mâtho et Narr’Havas [44], tombent amoureux de la belle et lumineuse Salammbô. S’ensuivra un conflit sanglant. Une guerre qui, dans le roman de Flaubert, soulève également plus de tempêtes de sentiments que de revendications politiques ...

 

À la suite des atrocités commises de part et d'autre par les belligérants, la guerre se durcit : elle est qualifiée d'« inexpiable » (ou plutôt de « sauvage ») par Polybe [45], seule source disponible sur le sujet, bien que partiale, les horreurs dépassant toutes les conventions d’une guerre à l’époque, mais dans combien de guerres, même modernes, a-t-on fait preuve d’un esprit chevaleresque [46] ?

 

Cette « barbarie partagée » que veut mettre en scène Flaubert n’est pas gratuite. Au lieu de décrire, comme son ami Michelet, une « « guerre de civilisations » entre Rome et Carthage, Flaubert préfère exhiber la « barbarie des Carthaginois », un peuple pourtant en principe civilisé et raffiné versus celle de ses Mercenaires tout aussi cruels (raffinement suprême et barbarie extrême sont les deux pôles que Flaubert oppose). Son idée n’est cependant pas de faire un roman à thématique « gore », mais de montrer que cette société est elle-même appelée à s’effondrer, à disparaître, à s’évanouir. Son destin est d’être voué à la destruction [47]. En se plongeant dans ce passé presqu’inconnu à son époque, il veut lancer une réflexion sur la barbarie absolue : il pose la question de l’inhumanité dans l’homme [48] et de la contagiosité de la barbarie.

 

La Carthage de Flaubert procède au sacrifice d'enfants. Les Mercenaires y assistent effarés. Flaubert nous dit qu'ils « regardaient béants d'horreur ». Tout se résume donc à cette question : qui est le barbare ? Les Mercenaires ou cette Carthage soi-disant si raffinée et qui s’adonne au sacrifice d’enfants à une idole ? Il faut avouer que Flaubert en a délibérément fait une caricature pour volontairement heurter la sensibilité et la conscience des bourgeois de son temps [49], dans un esprit de provocation.

 

En fait, nous sommes tous potentiellement des barbares : la civilisation n’est qu’une mince couche de vernis protecteur [50].

 

Cette dernière [51] est donc un des thèmes de réflexion que Flaubert décline au gré des trois grandes dimensions qui sous-tendent le roman : la dimension amoureuse, sentimentale [52] et érotique (la relation d’un amour impossible entre Salammbô et Mathô et la transgression de l’interdit), mythique, religieuse et « fantastique » (le voile de Tanit investi de pouvoirs surnaturels et le châtiment réservé à ses profanateurs), ainsi que guerrière.

 

Après quelques victoires des rebelles, Rome, pour sa part, commence à s’inquiéter du fait que Carthage puisse tomber sous les coups d'insurgés et ne disparaisse, mettant ainsi fin au versement des sommes qu’elle lui doit. Rome accepte de ravitailler Carthage, ainsi que l'arrêt de l'aide aux insurgés [53].

 

En 239 av. J.-C., une première grande victoire est remportée par Hamilcar en prenant par surprise les Mercenaires assiégeant la ville d’Utique, à l'embouchure du fleuve Macar. Cette victoire, qui permit de briser le siège d'Utique et de rendre à Carthage l'accès à son arrière-pays, fut acquise par Hamilcar grâce à l’intervention de ses éléphants de guerre [54] :

 

« Hamilcar ayant attendu que les Mercenaires fussent tassés en une seule place pour les lâcher contre eux ; les Indiens les avaient si vigoureusement piqués que du sang coulait sur leurs larges oreilles [55]. Leurs trompes [56], barbouillées de minium [57] se tenaient droites en l’air, pareilles à des serpents rouges ; leurs poitrines étaient garnies d’un épieu, leur dos d’une cuirasse, leurs défenses allongées par des lames de fer courbes comme des sabres, et pour les rendre plus féroces, on les avait enivrés avec un mélange de poivre, de vin pur et d’encens. Ils secouaient leurs colliers de grelots [58], criaient ; et les éléphantarques baissaient la tête sous le jet des phalariques qui commençaient à voler du haut des tours.




© BnF - autorisation du 14.4.2023 du Département Images et prestations numériques


   



Photos issues du site « Cartagho reconstitution » - source : https://blog.armae.com/carthago-ou-revivre-la-seconde-guerre-punique.html – avec l’aimable autorisation de Pascal Minne




Afin de mieux leur résister les Barbares se ruèrent, en foule compacte ; les éléphants se jetèrent au milieu, impétueusement. Les éperons de leur poitrail, comme des proues de navire, fendaient les cohortes ; elles refluaient à gros bouillons. Avec leurs trompes, ils étouffaient les hommes, ou bien les arrachant du sol, par-dessus leur tête ils les livraient aux soldats dans les tours ; avec leurs défenses, ils les éventraient, les lançaient en l’air, et de longues entrailles pendaient à leurs crocs d’ivoire comme des paquets de cordages à des mâts. Les Barbares tâchaient de leur crever les yeux, de leur couper les jarrets ; d’autres, se glissant sous leur ventre, y enfonçaient un glaive jusqu’à la garde et périssaient écrasés ; les plus intrépides se cramponnaient à leurs courroies ; sous les flammes, sous les balles, sous les flèches, ils continuaient à scier les cuirs, et la tour d’osier [59] s’écroulait comme une tour de pierre. » (Gustave Flaubert, Salammbô, chapitre VIII).

 



 

A droite, Georges-Antoine Rochegrosse, La bataille du Macar (photo dans le domaine public – source : https://fr.wikipedia.org/wiki/Fichier:Georges-Antoine_Rochegrosse_-_La_bataille_du_Macar.jpg) ; à gauche, « L’éléphant Fureur de Baal [60] » de Théodore Rivière (photo exposition 2021 © Collection particulière)

 

 

Hamilcar Barca réussit finalement à bloquer 40 000 insurgés sous le commandement de Spendius [61] dans le défilé dit à tort « de la Hache » par Gustave Flaubert [62], et dont le nom est plutôt « de la Scie [63] ».




 

Gaston Bussière, La charge des éléphants au Musée des Ursulines de Mâcon (domaine public - source : https://fr.wikipedia.org/wiki/Fichier:Gaston_Bussi%C3%A8re_-_La_charge_des_%C3%A9l%C3%A9phants.jpg)
 



Après être restés acculés pendant des jours dans une ravine sans eau ni nourriture [64], les Mercenaires survivants parviennent à escalader les rochers. Ceux qui ne sont pas tués sont capturés, à l'instar de Spendius et d'autres chefs rebelles. 




Paul Buffet, Le défilé de la Hache, musée d’Arts de Nantes (Licence : - licence Creative Commons Attribution - Partage dans les Mêmes Conditions 4.0 InternationalAuteur : Selbymay (travail personnel) – source : https://fr.m.wikipedia.org/wiki/Fichier:NantesMABuffetHache.jpg)

 


Ceux-ci sont crucifiés devant les murs de Tunis tenue encore par Mâtho. Ce dernier finit par quitter la ville et par accepter une bataille rangée au cours de laquelle son armée est anéantie et lui-même capturé et crucifié.


 

Buste en schiste noir de guerrier libyen (rarement représenté dans l’iconographie romaine) au crâne rasé et portant une natte tressée, découvert dans les fouilles des thermes d’Antonin de Carthage (Musée du Bardo, photo dans le domaine public issue de l’article de l’article de Cédric Chatburn, « L’apparence des guerriers » - URL : https://www.academia.edu/36999152/Lapparence_des_guerriers_berb%C3%A8res_In_Les_berb%C3%A8res_sous_lempire_romain).



Côté roman, Flaubert termine son livre par une phrase énigmatique : « Ainsi mourut la fille d’Hamilcar pour avoir touché au manteau de Tanit ». Salammbô meurt le jour de ses noces avec Narr’Havas, mais sans qu’on n’en connaisse réellement la cause exacte, Flaubert laissant volontairement planer le doute [65].


 

Permettons-nous simplement cette parenthèse, malgré la fin tragique de l’héroïne de Flaubert dans son roman, pour souligner le fait que Salammbô dépasse la fiction puisqu’elle est aujourd’hui un village (Salambo, près de Tunis, la partie de Carthage qui jouxte les ports puniques), avec sa gare … et ce petit clin d’œil puisque c’est aussi une pâtisserie [66].





Un Salambo (photo dans le domaine public – auteur : Benjamin22b (travail personnel) – source : https://fr.wikipedia.org/wiki/Salambo_(p%C3%A2tisserie)

 



Côté histoire, Rome profite de la faiblesse de la fin du conflit pour s’emparer de la Sardaigne, de la Corse et de Malte (qui étaient dans la zone d’influence de Carthage, raison pour laquelle, par exemple, Flaubert s'est intéressé au temple de Gozzo), et imposer à Carthage le paiement d’une indemnité de guerre supplémentaire.


 

Carthage et ses dépendances en 264 av. J.-C. (domaine public - Self-made, based on Putzger Atlas und Chronik zur Weltgeschichte, Berlin, 2002 – Auteur : BishkekRocks (travail personnel supposé) – source : https://fr.wikipedia.org/wiki/Civilisation_carthaginoise)

 


La rancœur dans la cité punique est immense. Avant de partir pour la péninsule Ibérique, Hamilcar Barca aurait fait prêter à son fils Hannibal le serment de haine à l'encontre de Rome. La deuxième guerre punique va bientôt commencer.

 

Le voyage de Flaubert en Tunisie en 1858

 

« Le 12 avril 1858 [et non 1862 comme erronément indiqué], (…) muni d’une lettre de recommandation du baron Robert de Billing pour l’élève-consul à Tunis, comte de Saint-Foy, [Gustave Flaubert] quitte Paris par l’express du soir. Le 16, il s’embarque à Marseille ; le 18, il accoste l’Algérie par Stora-Philippeville, profitant de l’escale pour une brève incursion à Constantine, la Cirta punique. Reprenant la mer, il s’arrête également à l’échelle de Bône et arrive le 24 à Tunis, où il séjourne [67] et d’où il rayonne dans la banlieue, puis au nord jusqu’au 22 mai, date de son retour par les ruines de Dougga et Le Kef. Le 25 il quitte Le Kef en direction de l’Algérie, par Souk-Ahras, Guelma et Constantine. Et, bien qu’il ait, de Croisset, projeté une expédition de « huit jours » jusqu’à Sfax, le voyageur reprend, le 2 juin, le bateau pour Marseille. Le 12 il se retrouve à son ermitage de Croisset, devant sa table de travail [68]... Tout cela nous le savons grâce aux notes de voyage consignées dans le Carnet X, dont le manuscrit est déposé à la bibliothèque historique de la Ville de Paris [69]. ». 

  

Le pavillon de Croisset (source : https://flaubert21.fr/le-saviez-vous)

 

On a pu « cartographier » les monuments antiques (puniques et romains) vus et mentionnés par Gustave Flaubert : l’aqueduc de Carthage, les citernes et réservoirs, les quartiers Magon, Didon et punique de Byrsa, le port militaire, l’îlot de l’Amirauté, le port marchand et le Tophet [70] de Salammbô [71]. 



A gauche, photo du panneau d’information des monuments antiques (puniques et romains vus et mentionnés par Gustave Flaubert  (capture d’écran du parcours capture d’écran de la visite virtuelle de l’exposition de 2021 : https://my.treedis.com/tour/salammbo) ; à droite, la stèle du prêtre du musée du Bardo (Licence : CC BY-SA 3.0 – Auteur : Pascal Radigue (travail personnel – source : https://fr.wikipedia.org/wiki/St%C3%A8le_du_pr%C3%AAtre#/media/Fichier:Pr%C3%AAtre_%C3%A0_l'enfant_Mus%C3%A9e_Bardo.jpg)

 

Pour Flaubert, ce voyage, qui eut lieu à l’instigation de son ami Théophile Gautier, constituait un moyen de consolider la documentation parisienne qu’il avait commencé à rassembler et surtout de découvrir ce qui devait devenir le décor de son œuvre imaginaire. Il s’agissait, pour lui, de sillonner la région – la plupart du temps à cheval [72] – pour se rendre compte du paysage, des rares vestiges archéologiques carthaginois alors visibles (les premières fouilles ne commenceront que l’année suivant son voyage) et de s’imprégner de la couleur locale. Il va surtout y puiser l’inspiration et recueillir des impressions, des émotions et une atmosphère. Bref, la sève poétique qui va nourrir son œuvre.

 

Les notes du voyage de Flaubert sur sa visite de Carthage ne comprennent que quelques pages sur Carthage (https://fr.wikisource.org/wiki/Notes_de_voyages/Carthage) et ses carnets ne comportent pas de dessin précis, mais des esquisses ou des croquis.

 

A l’époque de Flaubert, la ville antique n’a pas encore connu les fouilles qui l’ont mise aujourd’hui en valeur et l'antique cité ne présente alors que quelques colonnes, stèles et murets. La ville carthaginoise avait en effet d'abord été presque totalement rasée par les légions de Scipion Emilien en 146 qui avait rigoureusement suivi les ordres stricts du Sénat, puis détruite par les Vandales et désertée ; avec la conquête arabo-musulmane en 698 et la fuite des Byzantins, le conquérant Hassan Ibn Numan avait fait démanteler ce qu’il en restait, c’est-à-dire les installations portuaires pour prévenir tout retour des Byzantins. Les matériaux firent à chaque fois l'objet d'un remploi massif : « pour des siècles, [elle] ne fut plus [qu'une] marbrière », comme l'écrit l'historien M'hamed Hassine Fantar. El-Bekri et d’autres géographes arabes de l’époque médiévale sont les premiers à signaler l’extraction des marbres et à s’extasier devant la splendeur des édifices. Il faudra attendre le XVIIIe siècle pour que les Européens (Lady Montagu, T. Shaw), avant Chateaubriand (Itinéraire de Paris à Jérusalem à Jérusalem, 1811) fassent de même.    



Le soi-disant « Prince hellénistique » du Musée des Thermes (Palazzo Massimo) identifié par Coarelli comme étant une statue représentant Scipion Emilien (source : https://en.wikipedia.org/wiki/Scipio_Aemilianus)

 

D’autre part, les fouilles sur le site de Carthage n'avaient pas commencé lorsque Flaubert s'y était rendu en 1858. Les premières fouilles débutèrent en effet l’année suivante, en 1859 (publication des résultats en 1861) avec Charles Ernest Beulé, mais avec difficulté sur ce lieu maintes fois remanié. Les véritables fouilles ne démarrèrent qu'en 1875 lorsque le père Delattre [73], un Rouennais [74] comme Flaubert, est envoyé sur place à partir de 1875 par le cardinal Lavigerie avec un but non seulement apostolique, mais archéologique affirmé (et encore s'intéressait-il surtout aux nécropoles puniques ainsi qu'aux basiliques chrétiennes). A cette époque donc l'archéologie se cantonnait aux nécropoles et se désintéressait de Carthage. Il faut attendre le XXe siècle pour que l'on se préoccupe réellement des vestiges romains et puniques. 

  



Cartes postales anciennes figurant la sortie d'un sarcophage lors des fouilles de la nécropole des Rabs par Alfred Louis Delattre (domaine public - source : https://fr.wikipedia.org/wiki/N%C3%A9cropole_des_Rabs#/media/Fichier:Fouille_n%C3%A9cropole_des_Rabs.jpg)

 

Le site de Carthage « était parfaitement sauvage, transformé depuis le Moyen Âge en véritable carrière servant à la construction et à l’embellissement de palais et d’édifices divers, aussi bien en Tunisie qu’à l’étranger. On commençait juste à identifier avec certitude ses différentes ruines », écrit Ahmed Ferjaoui, chercheur et archéologue à l’Institut national du patrimoine (Tunisie).

 

Flaubert s'est plutôt inspiré de ce qu'il a vu dans les environs de Carthage, en particulier l'aqueduc de Zaghouan qui joue un grand rôle dans le roman (au chapitre XII) : Mâtho et Spendius y pénètrent la nuit, Spendius coupe l'approvisionnement en eau de la ville, en perçant l'aqueduc qui déverse sa cataracte dans la plaine. Quand les Carthaginois auront épuisé l’eau de leurs citernes, ils mourront de soif. Mais une pluie salvatrice viendra les remplir et les Mercenaires pataugeront dans la boue.

 

Flaubert a en fait mêlé en toute connaissance de cause [75] des vestiges romains comme l’aqueduc de Zaghouan, construit sous l’empereur Hadrien, donc bien après la guerre des Mercenaires, à son histoire de la Carthage punique.

 

L’aqueduc fait 130 km de long et aboutissait, après un long détour, à Carthage (du moins une de ses branches, car le tracé précis reste à étudier). Construit en pierre et béton romain, la canalisation est tantôt aérienne (suspendue), tantôt souterraine (cette dernière est encore en service et dessert Zaghouan (ville établie sur le versant du djebel Zaghouan, le mont Zaghouan [76]) et les villages alentour et est relayée par une conduite moderne pour alimenter Tunis).

Au nord de Carthage, les seize citernes de la Maalga [77] approvisionnaient la ville en eau acheminée par l’aqueduc de Zaghouan. Sept ont servi entièrement ou partiellement d’habitation. 



 A gauche, citernes de la Malga (Licence : Creative Commons Attribution-Share Alike 3.0 Unported – auteur : Pradigue (travail personnel) – source : https://fr.wikipedia.org/wiki/Citernes_de_La_Malga) ; à droite, ancienne photo d’une citerne avec la famille de villageois qui occupe l’habitation (vers 1905, source : https://www.tunisie-actualite.com/tunisie-carthage-citerne-de/Photos_20513_1285_23_1.html)

 

Pendant son séjour à Carthage en 1858, Gustave Flaubert aurait reconnu, entre autres ruines de constructions monumentales, celles des citernes de Borj-Jédid. En fait, la Carthage punique n’a jamais connu que l’eau de citerne et n’a jamais été approvisionnée par un aqueduc. 


L’aqueduc de Zaghouan (Licence : CC BY-SA 3.0 – auteur : User Mathiasrex on en.wikipedia – Source (-Maciej Szczepańczyk-user Mathiasrex) : https://fr.wikipedia.org/wiki/Aqueduc_de_Zaghouan)

 

Les citernes

 

Dans le roman de Flaubert, les citernes apparaissent au chapitre IV « Sous les murs de Carthage » : « Des arcades, les unes derrière les autres, s’ouvraient au milieu de larges murailles séparant des bassins. Tous étaient remplis, et l’eau se continuait en une seule nappe dans la longueur des citernes. Les coupoles du plafond laissaient descendre par leur soupirail une clarté pâle qui étalait sur les ondes comme des disques de lumière, et les ténèbres alentour, s’épaississant vers les murs, les reculaient indéfiniment. Le moindre bruit faisait un grand écho. Spendius et  Mâtho se remirent à nager, et passant par l’ouverture des arcs, ils traversèrent plusieurs chambres (…) ; Enfin, quelque chose résista sous leurs talons. C’était le pavé de la galerie qui longeait les citernes [78] ».

 

Quand on examine une carte orographique de Carthage, on constate un élément assez étonnant pour une métropole d’une telle importance dans l’Antiquité : le fait que cette ville s’est développée loin de tout cours d'eau. Cet obstacle pratique ne semble pourtant pas avoir inquiété les Phéniciens lorsqu'ils choisissaient l'emplacement d'une de leurs colonies et beaucoup de villes puniques se trouvaient dans la même situation que Carthage. Les habitants de la ville d'Aradus de Phénicie, écrit Strabon (Géographie, XVI, 2.13 [79]), buvaient de l'eau de pluie conservée dans des citernes ou de l'eau que l'on faisait venir de la côte opposée. En temps de guerre, on pouvait utiliser l’eau douce d’une source qui jaillissait du fond de la mer à peu de distance de la côte [80].

 

Pour Carthage, la récolte de l’eau de pluie dans des citernes (que l’archéologue français Charles-Ernest Beulé, qui procéda à leur dégagement, prit pour des chambres de garnison) était certes vitale, mais la présence de ces réservoirs n'avait donc, en soi, rien de surprenant et l’on en a retrouvé de semblables dans d’autres villes puniques d’Afrique du Nord.

 

Les immenses citernes publiques d’eau de Carthage avaient une capacité impressionnante : 60 millions de litres. On en trouvait sous les fortifications et sous tous les édifices publics ou privés (les citernes domestiques étaient alimentées comme les villas romaines grâce à l’eau venue des terrasses et des impluviums, un puits ouvert permettant de puiser l’eau [81]). Les rues de Carthage étaient dallées afin de permettre l’acheminement de l’eau de pluie par le biais de divers canaux dans ces énormes citernes qui furent réutilisées à l’époque romaine.

 

Toutes les citernes, puniques ou romaines, étaient conçues selon le même principe : fractionner la masse de l'eau de manière à pouvoir curer les réservoirs sans devoir interrompre la distribution de l’eau.

 

Les citernes puniques [82] se composent invariablement d’une et souvent de deux rangées de longs bassins parallèles, à parois très épaisses et voûtes en berceau (leur section est un arc en plein cintre) en blocage [83]. La partie creusée était revêtue d’un enduit hydraulique.  



A gauche, dessin d’une voûte en berceau (source : https://romangothique.fr/Fiche_construction_voute_berceau.html) ; à droite, un des réservoirs (source : http://ruedeslumieres.morkitu.org/apprendre/aqueducs/reservoir/index_reservoir.html)

 

Des galeries couvertes, qui s'élevaient jadis au-dessus du sol, abritaient contre les ardeurs du soleil les habitants qui venaient journellement en ce lieu puiser l'eau nécessaire à leur consommation. Elles augmentaient aussi la fraîcheur des eaux sous les voûtes inférieures.

 

Les citernes de Carthage présentaient la particularité de posséder à chacun des quatre angles du réservoir, ainsi qu'au milieu, six filtres circulaires recouverts par autant de coupoles. Du fond de ces filtres partaient des conduits en maçonnerie qui distribuaient l'eau sur des différents points de la ville. Des robinets en métal, ou, à une époque plus ancienne, en pierre de taille, permettaient d'interrompre et de rétablir à volonté le cours de l'eau.

 

Les citernes de Byrsa jouissaient d'une réputation méritée. L'eau s'y conservait fraîche et pure mieux que partout ailleurs. Celles de la Maalga s’étendaient sur 13 hectares et comportaient 16 réservoirs voûtés longs d’une centaine de mètres et une capacité de 44.000 m³.

 

La triple enceinte de Carthage

 

Située sur une presqu'île, nichée à la pointe d’un isthme, Carthage était presque entièrement entourée d’eau (la Méditerranée, une mer intérieure – le lac de Tunis – et une Sebkah [84]). Elle est protégée côté mer, par des falaises escarpées et côté terre par des abords accidentés ou marécageux. 

 

 

A gauche, document du XIXe siècle (domaine public) – source https://fr.wikipedia.org/wiki/Bataille_de_Carthage_%28149_av._J.-C.%29 ; à droite, carte simplifiée, mais plus moderne : (Licence :  Creative Commons Attribution-Share Alike 3.0 Unported2.5 Generic2.0 Generic and 1.0 Generic – auteur : Bourrichon - fr:Bourrichon – source : https://fr.wikipedia.org/wiki/Troisi%C3%A8me_guerre_punique#/media/Fichier:Carthage.svg) 

 

Elle disposait d’un port commercial et d’un port militaire (le cothon) avec son étonnante forme circulaire [85] (à l’époque romaine, ce dernier sera transformé en port commercial entouré d'une élégante colonnade [86]).


A gauche, maquette de l'îlot de l'Amirauté sous la domination romaine (licence CC BY-SA 3.0 - auteur : Pradigue (travail personnel) - source : https://commons.wikimedia.org/wiki/File:Port_militaire_romain_3.jpg) ; à droite, cale de radoub du port de Carthage (Licence CC BY-SA 2.5 - auteur : Patrick Giraud (travail personnel) - source : https://commons.wikimedia.org/wiki/File:Tunisie_Carthage_Port_01.JPG)


Elle disposait d’un port commercial et d’un port militaire (le cothon) avec son étonnante forme circulaire [85] (à l’époque romaine, ce dernier sera transformé en port commercial entouré d'une élégante colonnade [86]).


Malgré cette situation déjà relativement sûre, les Carthaginois ont encore pourvu leur cité d’un système défensif constitué d’une fortification extérieure qui aurait englobé à la fois toute la presqu’île sur laquelle était établie la cité mais aussi sa banlieue résidentielle (Mégara) et ses faubourgs [87].


Le tracé et la nature de ces défenses extérieures ont été amplement décrits par les sources classiques (Strabon, Orose, Polybe, Appien), en particulier à l’occasion du siège de Carthage par l’armée romaine de -149 à -146. Selon Polybe (38.7.3), il s’agissait d’une triple ligne de défense formée d’un mur, d’un fossé et d’une palissade.


Un passage de Strabon parle d’un mur coupant l’isthme qui reliait la presqu’île de Carthage au continent. Ce mur s’étendait « d’une mer à l’autre » et aurait abrité les étables des 300 éléphants de guerre carthaginois dans sa seconde enceinte. Orose [88] précise que le mur en pierre de taille était haut de quarante coudées (17,80 m) et large de 30 pieds (8,85 m.). Aux extrémités nord et sud, cette triple fortification se réduisait probablement à un seul mur, si l’on suit Appien [89].

 

Des observations aériennes ont permis de corroborer la présence de trois bandes parallèles, mais des lacunes demeurent (par exemple la datation de ces ouvrages ou le tracé exact à certains endroits), de sorte que ces données doivent être confirmées par des investigations archéologiques complémentaires sur le terrain.

 

Les engins de siège

 

La véritable héroïne du roman, c’est la guerre [90].

 

Pour conquérir Salammbô, Mâtho va faire le siège de Carthage (c’est un double enjeu, une double conquête) : ce ne sera pas un « Roméo et Juliette à la mode carthaginoise », même si la fin est fatale comme dans l’œuvre de Shakespeare. Les villes tyriennes envoient des machines de guerre en nombre impressionnant : soixante carrobalistes (balistes montées sur charriot [91]), quatre-vingts onagres [92], trente scorpions [93], cinquante tollénones [94], douze béliers, etc. ». L’énumération de ces machines de guerre, leur description et l’origine de leur nom, mentionnées par Flaubert au début du chapitre XIII (Moloch [95]), fera beaucoup grincer des dents Sainte-Beuve qui lui reprochera, dans ses Nouveaux Lundis [96] d’oublier que le ramassis de Mercenaires devait être passablement ignorant en matière d’usage d’armes de jets : « comment ces barbares, fortuitement ramassés et coalisés, auraient-ils trouvé tant d'habiles ingénieurs et des Archimèdes improvisés ? »

 

Comme l’explique Philippe Fleury [97], les machines de jet romaines ont longtemps fait l’objet de divergences d’opinions sur leur utilisation pour trois raisons essentiellement : il ne subsiste que peu de vestiges de ces machines de guerre, leur utilisation s’est échelonnée sur une très longue période (et ont donc évolué) et elles faisaient l’objet de deux niveaux de spécialisation (celui des questions militaires et celui de la mécanique).  




Carrobaliste (archéologie expérimentale – domaine public – source : https://commons.wikimedia.org/wiki/File:Scorpion_%C3%A0_roues_ou_carrobaliste.JPG) et sa représentation sur la colonne trajane

 

Ces machines minutieusement décrites dans l’ouvrage La Guerre des Gaules (De Bello Gallico) de Jules César, le livre X du De Architectura de Vitruve et dans le De Re Militari, traité d’art militaire) de Végèce, sont notamment reconstituées sous forme de maquettes au Musée de la Civilisation romaine à Rome.

 

On notera que Flaubert fait allusion à une forme primitive de la guerre bactériologique [98] en adoptant une tactique consistant à catapulter des ou des cadavres humains ou animaux par-dessus les murs afin de transmettre des maladies forçant les défenseurs à se rendre :

 

« Un redoublement de fureur animait les Barbares. On les voyait au loin prendre la graisse des morts pour huiler leurs machines ; d'autres en arrachaient les ongles qu'ils cousaient bout à bout afin de se faire des cuirasses. Ils imaginèrent de mettre dans les catapultes des vases pleins de serpents apportés par les Nègres ; les pots d'argile se cassaient sur les dalles, les serpents couraient, semblaient pulluler, et, tant ils étaient nombreux, sortir des murs naturellement [99]. Les Barbares, mécontents de leur invention, la perfectionnèrent ; ils lançaient toutes sortes d'immondices, des excréments humains, des morceaux de charogne, des cadavres. La peste reparut. Les dents des Carthaginois leur tombaient de la bouche, et ils avaient les gencives décolorées comme celles des chameaux après un voyage trop long [100]. »

 

Les sources littéraires

 

Les sources écrites sont rares sur le sujet en particulier. On connaît la guerre des Mercenaires uniquement grâce à Polybe.

 

Même si le récit de Flaubert est une version romancée des événements, il est néanmoins fidèle au récit de l'historien antique sur lequel il s'est appuyé et suit la trame de l’historien.

 

Le moulage (conservé au musée de la Civilisation romaine à Rome) de la stèle dite de Polybe découverte à Cleitor [101]  nous rappelle que Polybe arrive à Rome comme esclave [102]. Il va rédiger une histoire romaine (une histoire universelle pour reprendre ses termes [103]) en grec où il va expliquer les raisons de la conquête du monde méditerranéen oriental au IIe siècle av. J.-C. : il s’est fait le chantre des conquêtes de la Rome républicaine. En tant qu’historien, il a donc un point de vue partial qui en fait – certains l’ont dit – une sorte de collaborateur [104]. Polybe a, en tout cas, assisté à la destruction de Carthage, aux côtés des troupes romaines.

 


Moulage de la stèle dite de Polybe découverte à Cleitor au Musée de la Civilisation romaine (l’original étant considéré comme perdu, le moulage est le seul témoignage disponible de cette œuvre)


 

Mais Flaubert a également consulté d’autres sources anciennes : Appien, Athénée, Diodore de Sicile (qui décrit la civilisation punique), Hérodote, Hippocrate, Pausanias, Philostrate, Plaute, Pline [105], Plutarque, Théophraste (Traité des pierreries), Xénophon.

 

Toutefois, on ne dispose d’aucune source autochtone sur Carthage. Les seules sources que l’on possède sont celles des vainqueurs, c’est-à-dire de Rome et de leurs alliés grecs.

 

Les sources épigraphiques

 

Gustave Flaubert a déployé des trésors de recherche et d'imagination à partir des rares objets archéologiques (comme le « tarif de Marseille ») à sa disposition.

 

 



Tarif de Marseille (domaine public – auteur : collectif (photo Pradigue — Corpus Inscriptionum Semiticarum – source : https://fr.wikipedia.org/wiki/Tarif_de_Marseille#:~:text=Un%20tarif%20de%20Marseille%20est,du%20site%20arch%C3%A9ologique%20de%20Carthage)

 

Cette stèle du « tarif de Marseille » découverte en 1845 dans les décombres d’une maison située dans le quartier de la Joliette, près de la cathédrale Sainte-Marie-Majeure de Marseille, est considérée comme provenant du site de Carthage où elle devait être scellée dans le temple de Baal Saphon. Sa présence à Marseille s’explique vraisemblablement par sa réutilisation en tant que pierre de lest par l’équipage d’un navire [106]  qui l’aurait ensuite abandonnée sur place [107] à une époque indéterminée (et non, comme certains le prétendent, par l’installation d’un comptoir ou d’un sanctuaire phénicien à cet endroit, mais ce qui ne signifie pas, pour autant, qu’il n’y ait pas eu d’échanges commerciaux entre les deux cités méditerranéennes [108]).

 

Le tarif de Marseille, exposé depuis 2019, au musée d’archéologie méditerranéenne de Marseille, est un document épigraphique constitué de deux fragments (et une troisième figure sur l'édition du Corpus Inscriptionum Semiticarum) qui reprend une liste hiérarchisée (nomenclature) des sacrifices [109] consacrés aux divinités, Baal en particulier, et la partie de l'offrande (redevances) devant revenir aux prêtres pour chaque type de sacrifice en fonction de la nature des offrandes.
 
Grâce à ce document, Flaubert peut dès lors se frotter aux usages religieux en vigueur à Carthage.
 
À la suite de la découverte de l’artefact à Marseille, l’hypothèse de la fondation d’un comptoir ou d’un sanctuaire carthaginois dans la cité phocéenne, voire carrément d’une fondation phénicienne et non grecque de la ville a été émise. Cette hypothèse qu’aucun historien ni archéologue ne défend sérieusement aujourd’hui a circulé au XIXe siècle, au temps de Flaubert [110]


 

Le zaïmph

 

Ce terme de « zaïmph », qui désigne le voile de la déesse phénicienne Tanit, est un mot punique de fantaisie, inventé par Flaubert d'après l'hébreux biblique tsāīph « voile de femme » (Genèse, 24, 65 ; 38, 14 et 19). D’après la Correspondance de Flaubert, 1862, p. 307, « le Zaïmph est mentionné dans Athénée [de Naucratis], XII, 58, qui en donne même la description » ; mais ce dernier emploie en réalité le terme péplos (Deipnosophistes, XII, 58).

 

Athénée signale en fait que « Selon Aristote, dans ses Faits mémorables, Alcisthène le Sybarite, voulant manifester son goût immodéré pour le luxe, se fit tailler un manteau si riche et si peu ordinaire qu'il voulût l'exhiber sur le mont Lacinion, pendant les fêtes d'Héra, alors que se rassemblaient tous les Grecs d'Italie : parmi toutes les tenues offertes au regard du public, ce fut celle qui fut le plus unanimement admirée. On raconte que Denys l'ancien en hérita, et qu'il la vendit aux Carthaginois pour la somme colossale de cent vingt talents. Polémon parle aussi de ce manteau dans son ouvrage sur les Vêtements carthaginois. ».

 

Ce passage d’Athénée influença néanmoins Gustave Flaubert dans sa description du zaïmph de la déesse Tanit [111]. Il fut porté à Rome par Scipion-Emilien (on le montrait dans le temple de Vénus, reporté à Carthage par Caïus Gracchus, revint à Rome sous Héliogabale, puis fut vendu à Carthage.
 
Ce voile de Tanit « on aurait dit un nuage où étincelaient des étoiles : des figures apparaissaient dans les profondeurs de ses plis : Eschmoûn [112] avec les Kabires, quelques-uns des monstres déjà vus, les bêtes sacrées des babyloniens, puis d’autres qu’ils ne connaissaient pas. Cela passait comme un manteau sous le visage de l'idole, et remontant étalé sur le mur, s'accrochait par les angles, tout à la fois bleuâtre comme la nuit, jaune comme l'aurore, pourpre comme le soleil, nombreux, diaphane, étincelant, léger. C'était là le manteau de la Déesse, le zaïmph saint que l'on ne pouvait voir » (Flaubert, Salammbô, chapitre V, « Tanit », p. 98).


 

Georges Rochegrosse, Salammbô venue chercher le zaïmph repousse Mâtho qui lui déclare son amour (source : https://fr.wikipedia.org/wiki/Fichier:Georges-Antoine_Rochegrosse_-_Salammb%C3%B4_repousse_Ma%C3%A2tho_qui_lui_d%C3%A9clare_son_amour.jpg)

 

L’artiste française Marie Rochegrosse a reproduit le voile de Tanit, à partir des recherches de son mari, en grandeur naturelle, cousant, peignant et brodant en 1895-1896 une longue cape qui fait sensation lors de son exposition à la galerie Georges Petit en 1900, et encore aujourd'hui. Après une restauration approfondie, l’œuvre, qui met en œuvre des techniques très diverses (plusieurs types de broderies et d’incrustations), a été présentée lors de l’exposition de 2021 « Salammbô Fureur ! Passion ! Eléphants ! ».

 




Marie Rochegrosse (1852-1920) Le Zaïmph ou Voile de Tanit, 1895-1896
Rouen, Bibliothèque patrimoniale (auteur :
Mac Graveur

source : https://fr.m.wikipedia.org/wiki/Fichier:Voile_tanit_0002.jpg)

 

 





Georges Auguste Le Roy, Le « Zaïmph » ou voile de Tanit, 1924. Rouen, Bibliothèque municipale, Flaubert E1 g 28 (tiré de l’article de Guillaume Delaunay « Salammbô et ses sources » consultable sur Gallica (https://gallica.bnf.fr/blog/24112022/salammbo-et-ses-sources?mode=desktop) – le panneau explicatif est une capture d’écran de la visite virtuelle de l’exposition de 2021

https://my.treedis.com/tour/salammbo)

 

 


Détail du Zaïmph : Umrrucca vomie par le serpent Shama

 

Salammbô et le serpent

 

Salammbô a probablement dû être inspirée à Flaubert par Olympias, mère d'Alexandre le Grand. Olympias était prêtresse d'un culte chtonien [113], dans son Epire natale, et dansait avec des serpents [114]. Le film « Alexandre » d'Oliver Stone la montre sous les traits d'Angelina Jolie, entourée de sa collection d’ophidiens et familiarisant Alexandre à leur contact : « sa peau est comme l’eau, sa langue est de feu ».

 

 

Photo issue du site « snakes in movie » : https://californiaherps.com/films/snakefilms/Alexander.html

 

Son regard perçant en a fait l’animal mantique (investi d’un pouvoir de divination) par excellence, dépositaire donc d’un savoir et d’une sagesse. Enfin, le serpent est aussi un symbole de renaissance [115], par le fait de la capacité de l’animal de se « régénérer » en « changeant de peau [116] », mais l’intérêt pour la mue s’est surtout manifesté pendant le IIe siècle, faisant du serpent une « image d’immortalité et de salut »).
 
Dans son chapitre X, Flaubert nous explique que « le serpent était pour les Carthaginois un fétiche à la fois national et particulier. On le croyait fils du limon de la terre, puisqu’il émerge de ses profondeurs et n’a pas besoin de pieds pour la parcourir ; sa démarche rappelait les ondulations des fleuves, sa température les antiques ténèbres visqueuses pleines de fécondité, et l’orbe qu’il décrit en se mordant la queue l’ensemble des planètes, l’intelligence d’Eschmoûn [117]. ».
 
Mais l’écrivain va chercher chez un naturaliste allemand (Schlegel dont l’étude Essai sur la physionomie des serpents, a été traduite en français en 1837) les détails qui lui permettent de donner la physionomie du python de Peron (Python peronii), dont la robe est « couverte comme le firmament de taches d’or sur un fond tout noir [118] » au serpent des Barca.



Gravure sur cuivre du Python de Peron (domaine public – source :

Georges Léopold Cuvier, Le Règne animal. Les reptiles par M. Duvernoy, planche 28, 1836)



Vient alors un passage qui a beaucoup choqué les contemporains de l’écrivain, en particulier Sainte-Beuve [119]. L’épisode est au départ un rituel sacré de purification ordonné par le grand-prêtre Schahabarim avant d’aller récupérer le voile de Tanit dans le camp des Mercenaires. Salammbô entame une danse (qui se double d’un effeuillage) sur une musique lascive et lancinante et se laisse enlacer par son python tutélaire :
 
« Salammbô défit ses pendants d’oreilles, son collier, ses bracelets, sa longue simarre blanche ; elle dénoua le bandeau de ses cheveux, et pendant quelques minutes elle les secoua sur ses épaules, doucement, pour se rafraîchir en les éparpillant. La musique au-dehors continuait ; c’étaient trois notes, toujours les mêmes, précipitées, furieuses ; les cordes grinçaient, la flûte ronflait ; Taanach marquait la cadence en frappant dans ses mains ; Salammbô, avec un balancement de tout son corps, psalmodiait des prières, et ses vêtements, les uns après les autres, tombaient autour d’elle.
 

La lourde tapisserie trembla, et par-dessus la corde qui la supportait, la tête du python apparut. Il descendit lentement, comme une goutte d’eau qui coule le long d’un mur, rampa entre les étoffes épandues, puis, la queue collée contre le sol, il se leva tout droit ; et ses yeux, plus brillants que des escarboucles, se dardaient sur Salammbô.



Gaston Bussière, Salammbô et le serpent se levant tout droit (domaine public – source :

https://fr.wikipedia.org/wiki/Salammb%C3%B4)

 

 

L’horreur du froid ou une pudeur, peut-être, la fit d’abord hésiter. Mais elle se rappela les ordres de Schahabarim, elle s’avança ; le python se rabattit et lui posant sur la nuque le milieu de son corps, il laissait pendre sa tête et sa queue, comme un collier rompu dont les deux bouts traînent jusqu’à terre. Salammbô l’entoura autour de ses flancs, sous ses bras, entre ses genoux ; puis le prenant à la mâchoire, elle approcha cette petite gueule triangulaire jusqu’au bord de ses dents, et, en fermant à demi les yeux, elle se renversait sous les rayons de la lune. La blanche lumière semblait l’envelopper d’un brouillard d’argent, la forme de ses pas humides brillait sur les dalles, des étoiles palpitaient dans la profondeur de l’eau ; il serrait contre elle ses noirs anneaux tigrés de plaques d’or. Salammbô haletait sous ce poids trop lourd, ses reins pliaient, elle se sentait mourir ; et du bout de sa queue il lui battait la cuisse tout doucement [120] ; puis la musique se taisant, il retomba [121]. ».

 

Les représentations de cette danse par les artistes ont des accents botticelliens sereins comme cette Salammbô de Jean-Antoine-Marie Idrac, mais sont d’un érotisme torride chez d’autres (de Suzanne-Raphaëlle Lagneau à Rodin qui dépasse tout ce qu’a pu imaginer Flaubert en passant par Gabrielle Ferrier montrant une Salammbô étendue qui se contorsionne sous la jouissance). De nos jours, ce sont les photographes qui y trouvent leur inspiration (cf. https://richardnilsen.com/2018/01/).

 

   



Salammbô, Jean-Antoine-Marie Idrac, Musée de Saint-Quentin (captures d’écran de la visite virtuelle de l’exposition de 2021 - https://my.treedis.com/tour/salammbo) ; à droite illustration de Suzanne-Raphaëlle Lagneau du texte de Salammbô dans l’édition Henri Cyral (1928)

 

 



Salammbô par Gabriel Ferrier (domaine public – source : https://fr.wikipedia.org/wiki/Salammb%C3%B4#/media/Fichier:Gabriel_Ferrier_-_Salammb%C3%B4.jpg

 

 



Salammbô et son serpent, illustration de Lobel Riche pour l'édition Rombaldi (1935) – Source : https://www.mediterranees.net/romans/salammbo/lobel-riche/index.html (avec l’aimable autorisation de Mme Agnès Vinas)

 

Quelles images ont pu influencer Flaubert ? Peut-être une figure d’Hygie, la fille d’Esculape où la déesse entièrement enlacée par un grand serpent (une couleuvre ?) qui semble venir se désaltérer dans une patère ; un bas-relief funéraire, examiné par Flaubert à Athènes [122] ? des images de Sérapis, de Mithra et d’Isis, « entortillées de grands serpents », depuis les pieds jusqu’à la tête ? Devenus vieux Cadmus, le fondateur de Thèbes, et son épouse Hermione furent métamorphosés en serpents. En fait, les possibilités sont légion dans la mythologie et dans la documentation dont disposait Flaubert.


 


 

A gauche, Hygie (domaine public – source : https://fr.wikipedia.org/wiki/Hygie#/media/Fichier:Hygieia.png ; au centre, Mithra (Merida, Museo Nacional de Arte Romano – licence :  Creative Commons Attribution-Share Alike 3.0 Unported  auteur : Xosema (travail personnel) - ) – Isis et Sérapis (entre eux un petit Harpocrate) - Leiden, Rijksmuseum van Oudheden (National Museum of Antiquities – source : https://www.universiteitleiden.nl/en/news/2016/03/%E2%80%9Cshould-we-close-our-borders-not-according-to-the-classical-world%E2%80%9D)

 

La statue de bronze de Moloch-Baal

 

Au chapitre XIII de son roman (page 266), Gustave Flaubert fait une description d'une cérémonie sacrificielle à Moloch.

 

Assoiffée (cf. l’aqueduc percé) et assiégée par les Mercenaires, Carthage offre à ce « dieu » ses enfants pour solliciter sa clémence. Hamilcar Barca substitue un jeune esclave à son fils Hannibal lors du sacrifice des enfants au « dieu » Moloch.

 

Ce chapitre intitulé « Moloch » est très impressionnant. Le « dieu » est représenté sous la forme d’une statue d’airain ailée et cornue, aux bras articulés par des chaînes, rabattant ses mains vers sa bouche ouverte d’où s’échappe une flamme, telle celle sortant de la gueule d’un convertisseur basculant Bessemer en plein soufflage.

 

L’intérieur de la poitrine de l’idole contient un fourneau où sévit un brasier dantesque dans lequel les mains propulsent les enfants vivants qui lui sont sacrifiés. 

 

 

A gauche, illustration tirée du Blog http://fardoise.eklablog.com/les-sacrifices-d-enfants-a-carthage-mythe-ou-realite-a144486658 ; à droite, flamme sortant de la gueule d’un convertisseur basculant Bessemer en plein soufflage (photo domaine public – auteur : Alfred T. Palmer – source : https://fr.wikipedia.org/wiki/Proc%C3%A9d%C3%A9_Bessemer#/media/Fichier:A_scene_in_a_steel_mill,_Republic_Steel,_Youngstown,_Ohio.jpg

 

La description de cette machine infernale destinée à faire périr les enfants (et qui joue ainsi vraiment un rôle de four crématoire) a d’ailleurs marqué le dessinateur Jacques Martin puisqu’il la reproduit dans l’album d’Alix intitulé Le Spectre de Carthage. A la page 5 de l’album, on assiste, horrifié, à des sacrifices humains (immolation d’enfants pour la plupart) au Moloch-Baal des Carthaginois pour tenter de sauver (en l’épurant d’une certaine manière : « cf. « pour le charger des crimes du peuple ») en vain leur cité de la destruction et du massacre de ses habitants, sacrifices qui ajoutent encore à l’horreur ambiante. Rien dans l'archéologie punique ne corrobore l'idole dessinée par Martin et, avant lui, par les illustrateurs de Salammbô. L’image a même été utilisée à des fins de propagande par Guillaume Schulz (1865-1952) par exemple. 

 

La Bibliothèque nationale de France conserve également une saisissante illustration d’André Lambert datant de 1948 (http://classes.bnf.fr/essentiels/grand/ess_2661.htm).


Lors de l’exposition « Carthage, le mythe immortel » qui s’est déroulée à l’intérieur du Colisée en 2020, avait été postée devant l’entrée du monument, pour accueillir les visiteurs, la statue du soi-disant dieu Moloch utilisée dans le film muet « Cabiria » de 1914 [123] (réalisé par Giovanni Pastrone et écrit par Gabriele d’Annunzio), sortie expressément du Museo nazionale del Cinema à Turin.


 
A gauche, Moloch, une réplique de la statue du dieu cananéen du film muet épique de 1914 Cabiria (Licence Creative Commons Attribution-Share Alike 4.0 International – auteur G41m8 (travail personnel) – source : https://commons.wikimedia.org/wiki/File:Carthage-Colosseo-Moloch.jpg ; à droite, l’affiche du film tirée du Blog https://karavansara.live/2015/10/24/the-silent-cinema-blogathon-cabiria-1914/)

 

Or, en réalité, un dieu s’appelant Moloch n'a jamais existé (c’est une prétendue divinité cananéenne), le mot « Moloch » désignant plutôt un type de sacrifice dans la Bible, un sacrifice humain (pas nécessairement d’enfant, mais en majorité de prisonniers de guerre ou d’esclaves), avec consécration par le feu, pratiqué dans certaines religions de la région de Canaan, située au Proche-Orient ancien, le long de la côte méditerranéenne (une zone qui correspond aujourd’hui aux territoires réunissant PalestineIsraël, l'ouest de la Jordanie, le Liban et l'ouest de la Syrie).

 

Néanmoins, on trouve dans la Bible la référence à un sacrifice humain bien particulier, celui des premiers nés qui semble avoir été un recours extrême, Si Abraham est prêt à commettre un tel acte, par dévotion, les Cananéens, dont les Israélites, le pratiquaient plus par dépit. Il était comme dernière supplique, un ultime « SOS » adressé à leurs dieux en temps de guerre ou de grandes famines, Et comme malheureusement cette région aride était - elle l’est d’ailleurs toujours - au centre de multiples conflits, les sacrifices humains, dont celui des nouveaux nés/premiers nés, pouvaient revêtir un caractère propitiatoire, expiatoire ou purificateur.

 

Il reste à savoir dans quelle mesure cette accusation de crimes rituels ne serait pas l’un des plus vieux clichés antisémites [124] qui avait encore cours de nos jours.

 

D’après Diodore de Sicile, le Baal ou Kronos était représenté par une statue d’airain dont les mains articulées recevaient la victime et la précipitaient dans un gouffre enflammé.

 

En fait, Moloch est une « construction intellectuelle » inventée de toutes pièces par des rabbins du XIIe siècle – Rachi, né et mort à Troyes en France, et David Kimchi (Radak). En faisant l'exégèse de la Torah, ces érudits avaient accolé les références au Moloch à d'autres emprunts classiques à la mythologie et à l'histoire grecques, ou aux lexicographes byzantins (Kronos dévorant ses enfants, le Taureau de Phalaris que les Carthaginois ramenèrent chez eux après avoir conquis Agrigente, etc.).

 

Dans la littérature rabbinique du Moyen Âge, on peut lire que Moloch, dieu des Ammonites [125], recevait les sacrifices d’enfants dans un lieu nommé Tophet dans la vallée de Hinnom proche de Jérusalem. Le Tophet est décrit par le rabbin et exégète Rachi comme une statue de bronze avec les bras tendus pour recevoir ses victimes dont des tambours couvraient les cris (commentaire de Rachi sur Jérémie 7.31). 

 


Carte représentant les royaumes d'Israël et de Judée (le royaume d’Ammon est en orange –Licence : CC BY-SA 4.0 – source : https://fr.wikipedia.org/wiki/Ammonites)

 

Des commentateurs ultérieurs ont fait l’amalgame avec les sacrifices d’enfants offerts à Carthage selon Diodore de Sicile et Clitarque d’Alexandrie, associant Moloch avec Ba'al Hammon et Tanit, dieux de la colonie phénicienne. 

 

Ensuite les érudits chrétiens des XVIIe-XVIIIe s. (Selden, Dom Calmet) prirent ces spéculations pour argent comptant dans leurs propres commentaires de la Bible.

 

Dans son courrier avec Sainte-Beuve, Flaubert, cite les sources qu’il a utilisées pour la rédaction de son chapitre XIII de Salammbô, jusqu'au jésuite Athanasius Kircher, Œdipus Ægyptiacus (1652). Mais en réalité, l’association de Moloch avec Carthage est historiquement erronée.

 

On notera que Gustave Flaubert connaissait également l'histoire du tyran Phalaris d’Agrigente (Acragas) depuis l'enfance. Celui-ci exerça son pouvoir avec tant de cruauté qu'il a laissé la légende du taureau d'airain dans lequel il faisait rôtir ses victimes (son inventeur, le sculpteur Perillos en fut la première victime) [126]. 

 



A gauche, Phalaris condamnant le sculpteur Perillos au supplice du taureau d'airain, d’après Baldassare Peruzzi (source : https://fr.wikipedia.org/wiki/Phalaris_(tyran)) ; à droite, statue en bronze de la Grande piscine de taureaux de Wall Street (photo de John Angel - utilisation gratuite sous la licence Unsplash – source : https://unsplash.com/fr/photos/DaJwdJwew_).

 

Ce taureau d'airain d'Agrigente a réellement existé : Pindare en parle [127]. Il aurait été emmené à Carthage lors de la prise de la ville par les Carthaginois (Polybe le vit lors d'un voyage en Afrique au IIe siècle avant notre ère [128]). Il a été restitué à Agrigente par Scipion Emilien après la destruction de Carthage, puis, fut récupéré par Verrès avec la Diane de Ségeste [129].

 

Le sacrifice d'enfants, Flaubert la tire d'une description de la Bible (un « livre axiome » à l'époque). On ne découvrira les tophets qu'en 1921, la réalité archéologique étant autre : rien ne prouve jusqu'à présent qu'il s'agit d'un rite d'enfants sacrifiés (c'est-à-dire immolés vivants). Nous ferons le point plus amplement sur cette question dans un article ultérieur consacré à l’histoire et à la civilisation carthaginoise.

 

A ce stade, disons simplement que deux hypothèses ont été avancées pour expliquer ces « tophets [130] » en dehors d'un contexte sacrificiel. Les tenants de la première pensent qu'il s'agit de l'incinération typique d'enfants mort-nés. Ce rituel aurait été une façon d'adresser une requête au dieu pour qu'un événement aussi horrible ne se reproduise plus.

 

L'autre théorie s'appuie sur la constatation que les nécropoles contiennent surtout des dépouilles d'adultes. Où se situeraient donc dès lors les restes des enfants, sachant que la mortalité infantile était importante ? On suppose, par conséquent, qu'il y avait une volonté d'enterrer les enfants à des endroits spécifiques. Le « Tophet Salammbô » exhumé à Carthage en 1921, où auraient été enterrées les cendres de quelque 30.000 petites victimes, serait donc un cimetière spécialisé pour les enfants morts en bas âge. Autre élément à verser à la décharge des Phéniciens : on a retrouvé des listes des sacrifices qu'il faut faire aux dieux.

 

Néanmoins, ici se situe une autre dimension du roman de Flaubert, la dimension religieuse et la puissance de croire. Salammbô n’est pas un livre antichrétien, mais il s’inscrit néanmoins dans cette grande critique du pouvoir donné à l’Eglise et dans ce mouvement de laïcisation de l’Etat lancé par les républicains.  

 

A ce sujet, à la fin du documentaire de présentation de l’exposition « « Salammbô Fureur ! Passion ! Eléphants ! » (https://www.youtube.com/watch?v=I4Zpm86JTlk), on parle du naufrage du Magenta au large de Toulon avec une cargaison d'antiquités puniques et romaines exhumées par Evariste Pricot de Sainte-Marie [131]. Les 46 caisses contenaient les stèles du tophet de la dernière couche de la dernière occupation de Carthage.

 


 

Gustave Flaubert n’essuya pas seulement les critiques de Sainte-Beuve sur le plan littéraire, mais aussi celles, dans le domaine archéologique, de Guillaume Froehner, un éminent philologue, archéologue et collectionneur, qui réagit à la publication de Salammbô avec une singulière virulence [132]

 

Flaubert avait pourtant réitéré à de nombreuses reprises son absence de prétention à l’exactitude scientifique, et le statut de roman de son œuvre. 

 

S’ensuit un échange d’un humour caustique entre les deux hommes dont je ne puis résister au plaisir de vous en citer un large passage :

 

« Vous me blâmez « de n'avoir consulté ni Falbe [133] ni Dureau de la Malle, dont j'aurais pu tirer profit ». Mille pardons ! je les ai lus, plus souvent que vous peut-être et sur les ruines mêmes de Carthage. Que vous ne sachiez « rien de satisfaisant sur la forme ni sur les principaux quartiers », cela se peut, mais d'autres, mieux informés, ne partagent pas votre scepticisme (…) Je n'ai point inventé Kinisdo et Cynasyn « mots, dites-vous, dont la structure est étrangère à l'esprit des largues sémitiques ». Pas si étrangères cependant, puisqu'ils sont dans Gesenius - presque tous mes noms puniques, défigurés, selon vous, étant pris dans Gesenius (Scripturae linguaeque Phoeniciae, etc.,) ou dans Falbe. (…) Mais, puisque vous êtes descendu jusqu'à ces chicanes de mots, j'en reprendrai chez vous deux autres : 1° Compendieusement, que vous employez tout au rebours de la signification pour dire abondamment, prolixement, et 2° carthachinoiserie, plaisanterie excellente, bien qu'elle ne soit pas de vous, et que vous avez ramassée, au commencement du mois dernier dans un petit journal. Vous voyez, monsieur, que si vous ignorez parfois mes auteurs, je sais les vôtres. Mais il eût mieux valu, peut-être, négliger « ces minuties qui se refusent » comme vous le dites fort bien, « à l'examen de la critique [134] ». (…) Il n'est pas vrai de dire que « Hannon [135] n'a pas été crucifié dans la guerre des Mercenaires, attendu qu'il commandait des armées longtemps encore après », car vous trouverez dans Polybe, monsieur, que les rebelles se saisirent de sa personne, et l'attachèrent à une croix (en Sardaigne il est vrai, mais à la même époque), livre Ier, chapitre XVIII. Ce n'est donc pas « ce personnage » qui « aurait à se plaindre de M. Flaubert », mais plutôt Polybe qui aurait à se plaindre de M. Froehner. (…) Non ! je n'ai aucun prétexte, c'est vrai ! mais j'ai un texte, à savoir le texte, la description même de Diodore, que vous rappelez et qui n'est autre que la mienne, comme vous pourrez vous en convaincre en daignant lire ou relire le livre XX de Diodore, chapitre IV, auquel vous joindrez la paraphrase chaldaïque de Paul Fage, dont vous ne parlez pas et qui est citée par Selden, De diis syriis, p. 164-170, avec Eusèbe, Préparation évangélique, livre Ier.

(…) Vous vous égayez considérablement sur les grenadiers que l'on arrosait avec du silphium. Mais ce détail, monsieur, n'est pas de moi. Il est dans Pline, livre XVII, chap. XLVII. J'en suis bien fâché pour votre plaisanterie sur « l'ellébore que l'on devrait cultiver à Charenton » ; mais comme vous le dites vous-même, « l'esprit le plus pénétrant ne saurait suppléer au défaut de connaissances acquises ». Vous en avez manqué complètement en affirmant que « parmi les pierres précieuses du trésor d'Hamilcar, plus d'une appartient aux légendes et aux superstitions chrétiennes ». Non ! monsieur, elles sont toutes dans Pline et dans Théophraste. (…) Les stèles d'émeraude, à l'entrée du temple, qui vous font rire, car vous êtes gai, sont mentionnées par Philostrate (Vie d'Apollonius) et par Théophraste (Traité des pierreries). ». (…) Malgré « vos connaissances acquises », vous confondez le jade, qui est une néphrite d'un vert brun et qui vient de Chine, avec le jaspe, variété de quartz que l'on trouve en Europe et en Sicile. Si vous aviez ouvert, par hasard, le Dictionnaire de l'Académie française, au mot jaspe, vous eussiez appris, sans aller plus loin, qu'il y en avait de noir, de rouge et de blanc. ».

 

Conclusion

 

Comme nous l’avons vu, Salammbô est une fiction assumée. Il n’en reste pas moins vrai que Flaubert n’a pas été avare d’efforts pour se renseigner et s’informer sur les connaissances disponibles à son époque sur la cité punique. C’est-à-dire rien : c’est du moins son constat avant de s’embarquer vers la Tunisie (« On ne sait rien de Carthage »). Et son voyage en Tunisie ne fera que le conforter dans cette opinion.

 

Même si son enquête a été on ne peut plus scrupuleuse, il comprend alors qu’il va devoir tout créer à partir de projections avec le Proche-Orient qui est beaucoup mieux connu. Sa rigueur est donc toute littéraire et rêvée, mais au moins voulue : restituer l’atmosphère possible de la Carthage antique.

 

Il n’a en outre jamais eu la prétention de faire un ouvrage (et encore moins un outrage) historique. C’était clairement dès le départ un roman historique, ce que certains appellent une « archéo-fiction » (expression de l’historienne de l’art Christine Peltre), c’est-à-dire qu’il fait une archéologie d’imagination pour suppléer une réalité archéologique défaillante voire absente. Flaubert accepte le vraisemblable pour combler une lacune, à l’instar de ces sculpteurs baroques restaurant une statue antique à laquelle il manque un attribut, un bras ou une jambe.

 

Dans sa Poétique, Aristote a même écrit que l’on peut tout raconter ou représenter en art, du moment que cela reste vraisemblable : « il faut préférer ce qui est impossible mais vraisemblable à ce qui est possible, mais n'entraîne pas la conviction [136] ».

 

Autrement dit, l’auteur crée l’intrigue, mais avec l’appui d’une puissante érudition pour lui « donner de la sève, et de la sève poétique » comme la fameuse invocation à Tanit.

 

Le résultat est là : une œuvre splendide est née et celle-ci va stimuler les premières fouilles scientifiques de la cité punique. Le monde va enfin pouvoir découvrir la véritable histoire de la civilisation carthaginoise, grâce à Salammbô. Le roman de Flaubert sera le catalyseur de cette connaissance, car en réalité, à l’époque de Flaubert où aucune fouille sérieuse n’a encore été entamée à Carthage, le véritable chantier de fouilles, le véritable lieu d'archéologie, c'est son manuscrit lui-même, qui devient un dédoublement de Carthage...

 

Salammbô a également servi de terreau pour enfanter d’autres œuvres en sculpture, en peinture, en musique, en dessin (bande dessinée [137]), etc. Même si cette puissante érudition soutient l’œuvre de Flaubert comme une solide fondation, en écrivain épicurien à la plume luxuriante, l’auteur n’en met pas moins en scène un Orient fantasmé et de tous les excès [138], « moitié loukoum, moitié ciguë » aurait dit Michel Audiard. Le dessinateur Jacques Martin a adopté la même vision à la fois rigoureuse et fantasmée de l'Antiquité romaine [139].

 

Enfin, Flaubert a tissé les fils de l’amour, de la passion, de l’érotisme, de la guerre, de la haine, de la religion, du sacré, du politique, du merveilleux, du surnaturel pour peindre une immense fresque presque onirique « où les aspirations des individus se brisent sur la violence de l’histoire » … Roman de tous les excès peut-être, sans doute même (Salammbô attend toujours son Fellini et, pour cause : lui seul en aurait été capable), mais y a-t-il un roman plus actuel que celui-là ?                          


Philippe Durbecq

 

Bibliographie

  • Ali ABASSI, Flaubert dans le texte, L’Harmattan, 2017
  • Ali ABASSI, Colette BECKER (sous la dir.) Flaubert à Tunis, 150e anniversaire de SalammbôSahar, Tunis, 2009.
  • Hélène BENICHOU-SAFAR, Tombes Puniques de Carthage : Topographie, structures, inscriptions et rites funéraires, CNRS Éditions, 1998.
  • Hélène, BENICHOU-SAFAR Le Tophet de Salammbô à Carthage : Essai de reconstitution, éditions École française de Rome, 2004.
  • Sophie BESSIS, Histoire de la Tunisie : de Carthage à nos jours, Tallandier, 2019.
  • Catalogue de l’exposition Salammbô, Gallimard 2021 (notamment la partie archéologique). N.B. : Les actes du colloque Salammbô de 2021 ne sont pas encore parus.
  • Centre Culturel International de Hammamet : le 6 décembre 2009, ce centre a organisé une table ronde consacrée à Gustave Flaubert et particulièrement à son séjour en Tunisie, en 1858.
  • CICERON, Les Verrines (Des Œuvres d’art, traductions Hatier).
  • Lucette CZYBA, Chapitre III. Du sang, de la volupté et de la mort : « Salammbô » ou le procès de la femme fatale In : La Femme dans les romans de Flaubert : Mythes et idéologie, Presses universitaires de Lyon, 1983 (URL : https://books.openedition.org/pul/20091?lang=fr).

  • Pierre-Marc DE BIASI, Flaubert : L’Homme-plume, Gallimard, 2002.
  • Milou DE SMET, La Tentation de FlaubertMémoire de fin d’études de langue et de culture françaises, Université d’Utrecht, faculté des Lettres, 2008.
  • Bruna DONATELLI, Sur le Voile Sacré de Tanit. Retouches iconiques du Zaïmph de Salammbô, In : « La grâce de montrer son âme dans le vêtement » Scrivere di tessuti, abiti, accessori. Studi in onore di Liana Nissim : (TOMO II) - L'Ottocento e il Tournant du Siecle. Milano : Ledizioni, 2015 (URL : https://doi.org/10.4000/books.ledizioni.6507).
  • Aimé DUPUY, « Comment se déroula le voyage que Flaubert entreprit en Tunisie au printemps 1858 », Le Monde diplomatique, Décembre 1962. 
  • Michel ÉLOY, « Moloch-le-Brûlant, un poncif de la barbarie orientale », in « Péplum : l'Antiquité dans le roman, la BD et le cinéma », Actes du 2e colloque international des Paralittératures de Chaudfontaine consacré à l'Aventure (2e partie) (1988), Les Cahiers des paralittératures, nç 5, Bibliothèque des paralittératures, Edition du Céfal, 1993 [Textes réunis par Jean-Marie Graitson], pp. 75-183.
  • Cyril FARGUES, « Les Éléphants de guerre », Histoire antique & Médiévale, n° 51, 2010, pp. 66-73.
  • Patrick FEYLER, Violence et religion dans Salammbô de G. Flaubert : sacrifices et sacrilèges In : Violence et sacré. Pessac : Presses Universitaires de Bordeaux, 2012 (URL : https://books.openedition.org/pub/19328?lang=fr). 
  • Gustave FLAUBERT, Salammbô, GF, Paris, 1964.
  • Gustave FLAUBERT, Voyage en Algérie et en Tunisie, Gallimard Bibliothèque de La Pléiadet.3 ; 1851-1862 N° 372013.
  • Kamel GAHA, « Orient mythique et Orient historique », Tunis, Carthage, l’Orient sous le regard de l’Occident du temps des Lumières à la jeunesse de Flaubert (sous la dir. d’Eric Wauters), Presses Universitaires de Rouen et du Havre, 1999, pp. 13-22.
  • Jean-Benoît GUINOT, Dictionnaire Gustave Flaubert, CNRS Dictionnaires, 2010.
  • Histoire antique La Tunisie antique, n° 41, Janvier-février 2009.
  • Francis LACOSTE, « L’Orient de Flaubert », Romantisme n°119, 2003, pp. 73-84.
  • Serge LANCEL, Carthage, Paris, Fayard, 2001.
  • Yann LE BOHECLa guerre romaine 58 avant J.-C.-235 après J.-C., Collection « L'art de la guerre », Éditeur : Tallandier, 2014. 
  • Yann LE BOHECL'histoire militaire des Guerres puniques, Editions du rocher, coll. « L'Art de la Guerre », 2003. 
  • Yvan LECLERC, « Journal d’un article sur Flaubert et Maupassant voyageurs en Tunisie », Tunis, Carthage, l’Orient sous le regard de l’Occident du temps des Lumières à la jeunesse de Flaubert (sous la dir. d’Eric Wauters), Presses Universitaires de Rouen et du Havre, 1999.
  • Edward LIPINSKI, « Tarifs sacrificiels », dans Dictionnaire de la civilisation phénicienne et punique1992.
  • Daniel LONG, « Salammbô, l’espace et la cruauté tragiques », Dalhousie French Studies, Vol. 80 (Fall 2007)pp. 69-81.
  • Claire MAINGON, L’œil en rut, Art et érotisme en France au XIXe siècle, édition Norma, 2021.
  • E. W. MARSDEN, Greek and Roman ArtilleryHistorical Development, 2e édit., Oxford, 1998), et, du même, Technical Treatises, 2e édit., Oxford, 1998.
  • Jacques MARTIN, Le Spectre de Carthage, treizième histoire de la série Alix. 1977, Casterman.
  • Jacques MARTIN, Les Proies du Volcanquatorzième histoire de la série Alix. 1978, Casterman.
  • Jacques MARTIN, Vincent HENIN, Les Voyages d’Alix : Carthage.
  • Jacques MARTIN, Le Tombeau étrusque, huitième histoire de la série Alix, 1968, Casterman.
  • Jacques MARTIN, L'île mauditetroisième histoire de la série Alix, 1957, Casterman.
  • Jacques MARTIN, Ô Alexandrie, vingtième histoire de la série Alix, 1996, Casterman.
  • A. MAYOR, Greek Fire. Poison arrows and scorpion Bombs, biological and chemical warfare in the ancient world, 2e édit., Woodstock, 2009.
  • Eric MECHOULAN, Érudition et fiction.Troisième rencontre internationale Paul-Zumthor, Montréal, 13-15 octobre 2011, Classiques Garnier, 2014.
  • Jules MICHELET, Histoire romaine, Les Belles Lettres, Collection Eux et Eux, 2003.
  • Léon POLIAKOV, Histoire de l’antisémitisme, I. L’âge de la foi, Points, Histoire.
  • POLYBE, Les Histoires, Les Belles Lettres.
  • Edward SAÏD, L’Orientalisme. L’Orient créé par l’Occident, Seuil, 2005.
  • Pierre SCHNEIDER, Les éléphants de guerre dans l’Antiquité, IVe-Ier siècle avant J.-C., Lemme Edit-Maison, Collection illustoria, 2015.
  • Science et Vie, Guerre et Histoire, n° 51, octobre 2019, « Guerre des Mercenaires : les mauvais comptes de Carthage ».
  • Gisèle SEGINGER, L’Orient de Flaubert en images, Ed. Citadelles Mazenod, 2021.
  • Lynne THORTON, La Femme dans la peinture orientalisteACR Edition Poche Couleur.
  • Andreas WETZEL, Reconstructing Carthage : Archeology and the Historical Novel, Mosaic: An Interdisciplinary Critical Journal, Vol. 21, No. 1 (Winter 1988), pp. 13-23 (11 pages), Published By: University of Manitoba.

Sitologie/Livres audio

_____________________________________________________________________________

 

[1] Émile Bergerat, « Gustave Flaubert. Causerie et souvenirs », La Vie moderne, 22 mai 1880.

[2] On a donné le nom de bovarysme (ou bovarisme) à un état ou sentiment d'insatisfaction. Mais Salammbô aussi est d’une certaine façon, une héroïne de l’émancipation, du refus de l’oppression, de la libération (elle est un pion sur l’échiquier politique paternel et le jouet de Schahabarim, le grand prêtre de Tanit : voir l’article de Lucette Czyba). Mais en même temps, c'est la femme avec tout son potentiel de séduction.   

[3] « Je vais écrire un roman dont l’action se passera trois siècles avant Jésus-Christ, car j’éprouve le besoin de sortir du monde moderne, où ma plume s’est trop trempée et qui d’ailleurs me fatigue autant à reproduire qu’il me dégoûte à voir » (Correspondance, tome II, page 691). A noter que la cruauté chez Flaubert n’est pas circonscrite à Salammbô : dans la légende de Saint Julien l’Hospitalier, la folie exterminatrice est bien présente aussi, de même que La Tentation de saint Antoine est riche en visions sanguinaires et la vengeance diabolique d’Hérodias se situe dans la même veine que Salammbô : la tête ensanglantée de Jean Baptiste apportée par Salomé à Hérodias rappelle le cœur de Mâtho brandi par le prêtre Schahabarim.

[4] Dans son Voyage en Orient, Gustave Flaubert consacre plusieurs pages à sa visite de Pompéi qu’il effectue en 1851. Un siècle après la découverte du site (1748), seules quelques parties de la ville avaient été mises au jour. 

[5] Les cités de Grèce n’étaient connues des savants que par la littérature classique, allant des épopées d’Homère aux descriptions de Pausanias, le périégète (« voyageur autour de la Grèce »). Les voyages dans la Grèce ottomane n’étaient guère aisés (les routes n’étaient pas sures, les brigands sévissaient dans les campagnes, comme la maladie (en 1854, le choléra se déclare au port du Pirée, probablement avec l’arrivée des troupes franco-britanniques ; Athènes compte 3000 morts), les logements sont rares. En 1830, la Grèce (comme la Belgique) accède à l’indépendance et en 1846 s’ouvre l’Ecole Française d’Athènes. Désormais, les découvertes archéologiques faites dans ce pays n’iront plus enrichir les musées européens, mais les musées grecs. Les fouilles à Olympie ne débutent réellement qu’en 1829, celles de Delphes pas avant 1891 (l'Aurige de Delphes n’est découvert en 1895) et il faut attendre 1870 pour que les premières ruines de Troie soient dégagées par Schliemann.

[6] Lorsque Théophile Gautier publie son Roman de la Momie en 1857, l’archéologie égyptienne est en pleine effervescence.

[7] Cet orientalisme débute avec la campagne d’Egypte de Napoléon Bonaparte (dans le but de s'emparer de l'Égypte et de l'Orient et de couper la route des Indes à la Grande-Bretagne) et qui se prolonge avec les voyageurs de Chateaubriand à Nerval et Maupassant. L’engouement est tel que Salammbô commence à devenir une référence historique aux archéologues et aux historiens.  

[8] C’est Isis, la toute puissante déesse de L’Âne d’or, que l’on retrouve dans la création flaubertienne de Tanit (voir Geneviève Mondon, « L’Âne de Flaubert. Les Métamorphoses d’Apulée dans Salammbô »).

[9] Aristote compare la constitution de Sparte à celle de Carthage.

[10] Lettre à son ami Jules Duplan, 1857.

[11] En fait, Flaubert semble travailler par extrapolation : l’Antiquité du Proche et le Moyen-Orient étant mieux connue, il s’intéresse aux civilisations déjà dévoilées par l’archéologie pour en déduire des généralités éventuellement applicables.

[12] Parmi les nombreuses monnaies qu’il a consultées, seuls 16 exemplaires précis ont pu être identifiés : voir « Flaubert, Salammbô et le cabinet des médailles » de Julien Olivier (URL : https://antiquitebnf.hypotheses.org/761#_edn1). Flaubert donne fréquemment l’appellation des diverses monnaies : shekels d’or ou d’argent pour Carthage, kesitah et kikar (mentionnés dans le Bible), la drachme, le talent et la mine pour les Grecs ou encore le sicle pour le Proche-Orient. 

[13] Chef des Mercenaires libyens, Polybe l’évoque sous le nom de Mathos, comme un des principaux meneurs des révoltés.

[14] La déesse lunaire Tanit constitue avec Baal-Hamon le couple cosmique prédominant du polythéisme carthaginois. Reliée aux forces du renouveau et de l’eau, elle préside notamment aux naissances et à la croissance.

[15] Flaubert, Salammbô, op. cit. p. 147.

[16] Flaubert fait allusion ici aux broches de fer appelées obeloi. Selon Plutarque  (Vies Parallèles, Lycurgue et Lysandre), les Spartiates utilisent à la période classique une monnaie en fer dont certaines ont été retrouvées dans le temple d'Héra à Argos. Il explique également l’étymologie des mots « obole » (broche) et « drachme » (poignée) : drachme désigne ce que la main fermée pouvait contenir, c’est-à-dire 6 obeloi. Toutefois, selon Julien Olivier, ces obeloi « n’ont jamais eu de fonction monétaire (il s’agit d’objet liés à la thusia, le sacrifice rituel, et au banquet qui s’ensuit » (voir son article https://antiquitebnf.hypotheses.org/761). Voir aussi Serge « Drôles de drachmes. Obeloi, faisceaux de broches et monnaie chez les Gaulois » (URL : https://www.academia.edu/5572636/Dr%C3%B4les_de_drachmes_Obeloi_faisceaux_de_broches_et_monnaie_chez_les_Gaulois).

[17] Voir Florence Codine-Trécourt et Julien Olivier, « Flaubert, Salammbô et le Cabinet des médailles ».

[18] « Car Tanit hérite aussi de Dercéto, déesse-poisson (…). Déesse de l’amour libre, Ishtar a laissé beaucoup d’elle-même dans ses homologues, Astarté, Atargatis, Dercéto, Aphrodite, Vénus, Tanit. C’est la déesse aux mille noms, aux mille formes. » (Geneviève Mondon, D’Astarté à Tanit. Flaubert, lecteur de La déesse Syrienne de Lucien de Samosate).

[19] Flaubert, Salammbô, op. cit. p. 97.

[20] Pline en parle dans son livre XXXVII (chapitre XXIX et XXX) traitant des pierres précieuses, lorsqu’il aborde la question des pierres ardentes : « XXIX[1] On range encore parmi, les pierres ardentes la lychnis, ainsi dénommée parce que c'est surtout à la lueur des lampes qu'elle est agréable. Elle se trouve aux environs d'Orthosie, dans toute la Carie et dans les localités voisines ; mais la plus estimée vient de l'Inde. Quelques-uns ont nommé escarboucle moins vive la lychnis qui est au second rang, et qui ressemble aux fleurs dites de Jupiter ; (XXI, 33, 1, et 39, 1). On distingue aussi d'autres variétés : une a le rayonnement de la pourpre, une autre celui de l'écarlate. Je trouve aussi que cette pierre, échauffée par le soleil ou par le frottement des doigts, attire les pailles et les filaments de papier. XXX[1] La pierre carthaginoise exerce, dit-on, la même action ; cependant elle est de beaucoup inférieure aux précédentes. On la trouve chez les Nasamons, dans les montagnes ; elle provient, suivant les habitants, d'une pluie divine. On la découvre au clair de lune, surtout quand l'astre est dans son plein. Carthage en était jadis le dépôt. (…) ». Le lien avec Tanit, déesse de la lune est donc évident, si l’on suit Pline. Voir aussi Geneviève Mondon, D’Astarté à Tanit.

[21] Du grec ancien λυχνίς, lukhnis (« lumineux »), apparenté à lux. En minéralogie, deux phénomènes pourraient expliquer la luminescence d’un tel genre de gemme : la phosphorescence, qui est la propriété d’un minéral de restituer une partie de l’énergie lumineuse emmagasinée par l’irradiation solaire et la fluorescence qui nécessite une irradiation permanente.

[22] Expression attestée chez Homère, Iliade, XXI, 470. Cette figure religieuse évoluera pour donner Cybèle dans la religion gréco-romaine.

[23] Voir l’article de Cosima Coulet, « quel est le point commun entre une princesse carthaginoise, un bijou grec et un motif syrien ? » in Historiographies, Ressources pour l’histoire de l’art et l’archéologie (URL : https://historioart.hypotheses.org/711).

[24] La callaïs a été décrite par Pline l'Ancien (Histoire naturelle, Livre XXXVII) pour qui elle est plus pâle que le lapis lazuli. Il explique que les callaïs se rencontrent sur des rochers inaccessibles et glacés, mais que ces pierres y font saillie comme un œil et paraissent plutôt apposées à la roche qu’adhérentes. La « chasse à la callaïs » se fait donc à la fronde.

[25] Le mot escarboucle vient du latin carbunculus qui signifie « petite braise, petit charbon », parce qu’elle avait la propriété de ressembler à un charbon ardent lorsqu’on l’exposait au soleil explique Théophraste, dans son Traité des pierreries. Pline, dans son Histoire naturelle (Livre VIII, chap. LVII, 2) en parle également : il rapporte que l’urine de lynx, une fois émise, se cristallise en pierre précieuse appelée lyncurium « semblables à des escarboucles et qui jettent l’éclat du feu ». Certains spécialistes pensent que l’escarboucle est en réalité la tourmaline (mais on a aussi évoqué le fossile de bélemnite, la citrine, le péridot ou la rose des sables). Pline la rapproche de l’ambre, mais estime, en esprit scientifique, qu’il s’agit d’une « fable ». Pour Théophraste, c’est le grenat des modernes. Voir Elisabeth Halna-Klein, Sur les traces du lynx. En fait, cette pierre gemme rouge pouvait être du grenat, du rubis, du spinelle ou encore toute pierre gemme d’un beau rouge sang.

[26] Un glossopètre (latin glossopetra, « pierre — langue ») (glosso– : langue (en grec) ; petra : pierre) est une dent fossile de requin (c'est un fossile plutôt commun, les requins renouvelant leurs dents en permanence). Les Anciens ignorent l'origine de ces pierres, parfois retrouvées en montagne, et Pline l'Ancien imagine qu'elles tombent du ciel ou de la lune : « Le glossopètre, semblable à la langue de l'homme, ne s'engendre point, dit-on, dans la terre, mais tombe du ciel pendant les éclipses de lune ; il est nécessaire à la sélénomantie [sic] ; mais nous avons été rendus incrédules par la vanité d'une promesse comme celle-ci, à savoir que cette pierre fait cesser les vents. » (Histoire naturelle, trad. Littré, livre XXXVII).

[27] Ou sandraston, une sorte de gemme chatoyante, originaire de l’Inde (elle porte le nom de la localité qui la fournit). Il a la couleur de la pomme ou de l’huile verte, mais personne n’en fait cas, nous dit Pline.

[28] Du grec ceraunos, « tonnerre », car on les croyait créées par la foudre.

[29] Il est vraiment curieux de constater que cette croyance était répandue un peu partout dans le monde. Rien qu'en Europe du Nord, nous en retrouvons la trace dans les appellations Donnerkeile (Allemagne), Thunder Stones (Angleterre), Donderbeitels (Hollande), Tordensteen (Danemark), Tonderkile (Norvège) et Thorsviggar (Suède). Comme on était persuadé que la foudre ne tombait pas deux fois au même endroit, ces pierres étaient recueillies et placées sous le seuil de la porte ou dans un mur pour protéger la maison. Par analogie, c’était saint Pierre que l’on priait en cas d’orage. Cette tradition a persisté très longtemps : il faudra attendre le XIXème siècle pour découvrir la notion de préhistoire et pour que disparaissent les superstitions liées aux « pierres de tonnerre ». Descartes écrit encore en 1637 dans Les Météores : « La foudre se peut quelquefois convertir en une pierre fort dure, qui rompt et fracasse tout ce qu'elle rencontre ». Un médecin éminent, Michele Mercati, intendant du jardin botanique de Rome (on soignait par les plantes), avait pourtant découvert la véritable origine des céraunies. Mais son ouvrage sur la collection minéralogique (« métallothèque ») – aujourd’hui perdue –

du Vatican (Metallotheca vaticana, Opus posthumum. Mariam Salvioni, Romae, LXIV), écrit au XVIe siècle, était resté manuscrit et ignoré jusqu'à sa publication posthume en 1717. Mercati n'hésite pas à reconnaître que ces pierres de foudre sont celles que l'homme utilisait à une époque très réculée où les métaux étaient encore inconnus.

[30] Les fossiles d’Ammonites. Leur nom est lié à la forme spiralée de leur coquille semblable aux cornes du bélier (Pline l’Ancien a évoqué les cornes d’Ammon à leur propos. C’est aussi la raison pour laquelle le nom de genre des ammonites se termine souvent en -ceras, la corne en grec). On donna le nom d’Hildoceras à un genre particulier d’ammonite en référence à une légende anglaise en rapport avec sainte Hilda voulant établir son abbaye sur un terrain infesté de serpents ce qui conduisit à l’« aménagement » d’ammonites par l’ajout d’une tête de serpent (ce sont les « snakestones »). A la cathédrale de Bayeux, on retrouve la même symbolique (cf. https://clubgeologiqueidf.fr/les-travaux-des-equipiers/les-travaux-de-jacques/lhomme-et-la-coquille-3/les-croyances-populaires/). Quand l'on observe l'engouement actuel pour la lithothérapie, nous ne devrions pas nous moquer de ces croyances populaires ancrées au fil des siècles : nous voguons toujours dans leur sillage.

[31] « La corne d'Hammon est une des gemmes les plus révérées de l’Éthiopie ; de couleur d'or, représentant une corne de bélier, on assure qu'elle procure des rêves prophétiques. » (Pline, livre XXXVI, LX, 3). 

[32] Les Cabires sont des divinités phéniciennes (voir l’article « Cabiri » du Dictionnaire des Antiquités grecques et romaines de Daremberg et Saglio).

[33] Flaubert, Salammbô, op. cit. p. 147. On aura évidemment remarqué qu’à la richesse s’ajoutent le sentiment d’éternité et une référence aux divinités chtoniennes.

[34] Après l’indépendance de la Grèce (3 février 1830), les Européens sont mal perçus dans l’empire ottoman.

[35] C’est d’ailleurs ce que retiendra Flaubert pour son roman : les couleurs et les paysages, car le site archéologique de Carthage à l’abandon est peu lisible et compréhensible pour l’écrivain. En revanche, le paysage n’a pas changé (la lune qui se reflète sur le golfe, le coucher de soleil sont toujours là).

[36] Le lecteur qui souhaite un bon résumé peut se reporter à l’article https://fr.wikipedia.org/wiki/Salammb%C3%B4.

[37] L’un des deux suffètes, hauts magistrats chargés des opérations militaires de Carthage (le second étant Hannon).

[38] Gesine Hindemith, « La matière féerique dans Salammbô ».

[39] Idem.

[40] Hélène Laplace-Claverie, Le Théâtre français du xixe siècle entre réenchantement et désenchantement, Paris, Honoré Champion, 2007, p. 93 et ssq.

[41] Ce sera encore pire après la deuxième guerre punique, où le traité sera encore plus sévère. On parle d’ailleurs encore aujourd’hui d’une « paix carthaginoise ». Dans son ouvrage Les conséquences économiques de la paix, l’économiste John Maynard Keynes qualifie le traité (diktat) de Versailles de « paix carthaginoise ». Il en va de même pour le plan Morgenthau (désindustrialisation et pastoralisation de l’Allemagne), heureusement abandonné au profit du plan Marshall. Tout récemment, on a utilisé cette expression pour la guerre en Ukraine (https://www.historia.fr/le-sel-de-lhistoire/ukraine-la-paix-carthaginoise).

[42] Par avarice d’après Polybe, mais plus vraisemblablement afin de pouvoir payer les dommages de guerre prescrits par le traité avec Rome.

[43] En cela, Salammbô est aussi un roman social (il nous plonge dans les réalités socio-économiques, socio-politiques et socio-culturelles de l’histoire). On ne peut pas limiter Salammbô à une œuvre d’exotisme. Ce serait extrêmement réducteur.

[44] Jeune chef numide (la Numidie antique correspond aux côtes actuelles de l’Algérie et de la Tunisie) qui est accueilli chez les Barca dans le cadre d’alliances diplomatiques. Opportuniste, il trahit Carthage en passant du côté des Mercenaires au début de leur révolte, mais rejoint finalement l’armée d’Hannibal. Carthage victorieuse, le suffète Hamilcar lui offre la main de sa fille Salammbô. Il apparaît chez Polybe sous le nom de Navarasse.

[45] Polybe, Histoires, I, 2, 65. Les Mercenaires infligent un traitement horrible, en leur coupant les mains, les « autres extrémités », leur brisant les fémurs, puis les jetant vivants dans une tombe où 700 autres de leurs compatriotes avaient précédemment subi le même sort (Polybe, Histoires, I, 2, 81 et Yann Le Bohec 2003, p. 113). En représailles, les Carthaginois font exécuter les prisonniers en leur possession et décident, pour les nouveaux prisonniers, de les faire désormais écraser par leurs éléphants de guerre. L’exécution par éléphant était circonscrite, à l’origine, à l’Asie (et à l’Inde en particulier), mais les Empires occidentaux (Macédoniens, Romains, Carthaginois et Byzantins) usèrent sporadiquement de ce mode d’exécution, spécifiquement pour punir les mutineries de soldats (cf. l’article https://fr.wikipedia.org/wiki/Ex%C3%A9cution_par_%C3%A9l%C3%A9phant).

[46] Les exemples de barbarie guerrière ne manquent pas dans l’histoire, mais pour n’en citer qu’un : les atrocités japonaises durant la seconde guerre mondiale (depuis le massacre de Nankin jusqu’à celui de Manille en passant par des actes de cannibalisme) et celles des Américains (mutilations de morts de guerre japonais avec la prise de « trophées »).

[47] Ben Kiernan, « Le premier génocide : Carthage, 146 A.C. ».

[48] Seul un humain peut être un barbare. On ne peut pas prétendre qu’une catastrophe naturelle (séisme, éruption volcanique, inondation, tsunami) ou qu’un animal (requin, tigre ou crocodile, …) soit barbare, même s’ils tuent des innocents et bien que l’humain soit aussi un animal.

[49] Dans sa Correspondance (Flaubert à E. Feydaux, 17 août 1861), il se targuait de faire « brûler des moutards ».

[50] Comme l’a montré Freud, dans son livre Le Malaise dans la culture, chez l’individu, la barrière entre la barbarie et la civilisation est le surmoi, une sorte de conscience morale qui se situe à la fois dans le conscient et l’inconscient. L’homme est naturellement barbare et seule la contrainte de la société, intériorisée par le surmoi, permet de juguler ce comportement. Différentes expériences (celles de Stanford, de Milgram ou de la Troisième Vague) tendent à confirmer que la barbarie réside bien, tapie, au fond de chacun d’entre nous.

[51] Les événements contemporains de Flaubert comme la sanglante répression de l’insurrection ouvrière à Paris de juin 1848 ont certainement également incité Flaubert à aborder cette problématique (trois jours de combats feront 4.000 morts parmi les insurgés et 1.600 parmi les forces de l'ordre). Plusieurs autres événements apparaissent également en filigrane comme le coup d’Etat de Napoléon III en 1851, l’époque coloniale (comme Rome apporte la civilisation à l’Afrique du Nord, la France, nation latine et chrétienne, en assurant le protectorat sur la Tunisie en 1881, revient, en héritière de Rome, dispenser à nouveau la civilisation dans ces contrées : la réponse de la résistance tunisienne sera de faire remonter la naissance de l’Etat tunisien à la création de Carthage par Didon, c’est-à-dire à une Antiquité bien plus ancienne que Rome et aussi civilisée que son protecteur, sinon davantage). Salammbô n’est pas un roman prémonitoire, mais Flaubert y anticipe déjà les deux guerres mondiales, les « orages d’acier », les génocides, les holocaustes nazis, les décapitations publiques, l’explosion du terrorisme, … Bref, le sentiment moderne de la barbarie. « Salammbô [est] le véritable récit épique des temps modernes » (Théodore de Banville, In Gustave Flaubert, « Le National », 17 mai 1880).

[52] Cf. l’article de Geneviève Mondon, « Une éducation sentimentale ou le roman d’amour de Salammbô ».

[53] Yann Le Bohec 2003, p. 115.

[54] Les éléphants de guerre sont partout dans Salammbô et jouèrent un rôle décisif dans la guerre des Mercenaires. L'effet le plus important recherché par l’introduction des éléphants sur le champ de bataille était d’abord d'ordre psychologique : ces animaux énormes devaient terrifier les hommes et les chevaux à la fois visuellement et oralement avec leurs barrissements. Même l'odeur des éléphants pouvait pousser des chevaux non préparés à la panique et à la débandade. Pour la petite histoire de la langue française, relevons que Flaubert n’est pas seulement l’inventeur du bovarysme, mais également du néologisme barrissement. En effet, avant 1863, on disait « les barrits des éléphants ». Cette année-là, le mot barrit tomba en désuétude et fut remplacé par barrissement. C’est Flaubert qui fut le premier à l’employer dans Salammbô.

[55] N'ayant pas de plaines pour déployer la charrerie, les Phéniciens la remplacèrent par les éléphants. Ils étaient conduits par un cornac qui les forçait à foncer dans les rangs ennemis. Ce cornac était essentiel, car c’est lui qui avait dressé et entraîné l'animal pendant plusieurs années et ce dernier n'obéissait qu'à ses ordres. Il contrôlait la direction de l'éléphant en exerçant une pression derrière les oreilles de l'animal avec ses orteils. Il avait également un ankush ou un bâton crochu à cet effet. Le dressage des éléphants de guerre n’était en effet pas une mince affaire comme l’a démontré celui du seul éléphant de guerre encore en activité du groupe de reconstitution Carthago (https://blog.armae.com/carthago-ou-revivre-la-seconde-guerre-punique.html).    

[56] La représentation d'éléphants sur les monnaies carthaginoises permet, d’après l'historien Philippe Leveau, d'identifier un éléphant de forêt d’Afrique, caractérisé par une trompe annelée et non lisse, de grands pavillons et une croupe de forme arrondie. Des indices, notamment le nom de certains animaux laissent cependant penser que certains éléphants carthaginois étaient des éléphants d'Asie (cf. l’article https://fr.wikipedia.org/wiki/%C3%89l%C3%A9phant_de_guerre).

[57] Par comparaison, il est intéressant de noter que, dans l'armée séleucide, on donnait des boissons enivrantes aux pachydermes et on les aspergeait de liquide rouge pour qu'ils ne soient pas effrayés par leur propre sang (idem).

[58] Des cloches étaient suspendues au corps du pachyderme pour faire le plus de bruit possible.

[59] Selon l'historien et helléniste Paul Goukowsky, l'ajout de tours sur le dos des éléphants (howdah) est due aux Séleucides vers les 300/280 avant notre ère.

[60] « Les bêtes énormes s'affaissèrent, tombèrent les unes par-dessus les autres. Ce fut comme une montagne ; et sur ce tas de cadavres et d'armures, un éléphant monstrueux qu'on appelait Fureur de Baal, pris par la jambe entre des chaînes, resta jusqu'au soir à hurler, avec une flèche dans l'œil. » Gustave Flaubert, Salammbô, chapitre VIII.

[61] Spendius est un esclave des Barca. Libéré grâce aux Mercenaires, il se met au service de Mâtho. A ses côtés, il devient l’autre chef de la guerre des Mercenaires.

[62] Il s’agit d’une des scènes les plus cruelles du roman de Flaubert (chapitre XIV, page 284) : « Les éléphants entrèrent dans cette masse d’hommes ; et les éperons de leur poitrail la divisaient, les lances de leurs défenses la retournaient comme des socs de charrues … ».

[63] Polybe, Histoires, I, 85, 7. 

[64] Les assiégés comptent sur des renforts qui ne viendront jamais, et la faim finit par sévir dans leurs rangs ; ils en sont bientôt réduits à manger de la chair humaine. Ces scènes de cannibalisme que décrit Flaubert constituent le paroxysme dans l’escalade des atrocités de cette guerre des Mercenaires. Flaubert ne cache pas le fait que Salammbô soit un livre cruel. Dans sa Correspondance, il se décrit lui-même comme un barbare qui fait du style cannibale. « Apprenez, dit-il à la fin du mois de septembre à Madame Jules Sandeau, que je suis au milieu des éléphants et des batailles. J’éventre des hommes avec prodigalité. Je verse du sang. Je fais du style cannibale. Voilà ! » et dans une lettre à Louise Colet du 3 juillet 1852, il déclare « Je suis un Barbare, j’en ai l’apathie musculaire, les langueurs nerveuses, les yeux verts et la haute taille ; mais j’en ai aussi l’élan, l’entêtement, l’irascibilité. Normands, tous que nous sommes, nous avons quelque peu de cidre dans les veines ; c’est une boisson aigre et fermentée et qui quelquefois fait sauter la bonde ». A noter que Flaubert consultera plusieurs traités médicaux pour se renseigner sur les effets de la faim sur les Mercenaires (comme il l’avait fait au sujet de la description de l’empoisonnement d’Emma Bovary au cyanure).

[65] Flaubert propose au lecteur un éventail de possibilités : suicide par empoisonnement (à noter que Salammbô porte une coupe à la main, mais n’y trempe pas les lèvres), assassinat (par le grand prêtre Schahabarim ou par son propre père Hamilcar), cause naturelle (elle meurt d’amour comme une héroïne romantique, foudroyée de douleur – comme Charles Bovary –, submergée par l’horreur du supplice infligé à Mâtho ou d’un arrêt cardiaque au moment où l’on arrache le cœur de Mathô), cause surnaturelle (punie pour son sacrilège d’avoir touché au voile de Tanit ?). En fait, le véritable assassin est son inventeur, Flaubert qui détruit sa créature à la fin de son roman : « Ça ne va pas ! Ça ne va pas ! Il me semble que Salammbô est embêtante à crever » écrit-il aux frères Goncourt en mai 1861 (voir le Dictionnaire Flaubert de Jean-Benoît Guinot).

[66] Créé par la maison Boissier à Paris en 1863. L’orthographe est simplifiée, contrairement à ce que voulait Flaubert qui tenait au double « m » (il désirait que l’on prononce « Salame-bo » et l’accent circonflexe donnait un côté supposément carthaginois (https://actu.fr/normandie/rouen_76540/le-saviez-vous-la-nom-de-la-patisserie-salambo-trouve-son-origine-a-rouen_42159392.html).

[67] Sa maison, en face des ports puniques, est toujours visible, mais malheureusement en ruines, malgré l'appel lancé en 2020 par Olivier et Patrick Poivre d'Arvor.

[68] Le pavillon de Croisset est le seul vestige de la maison au bord de la Seine dans laquelle Gustave Flaubert a vécu la moitié de sa vie et où il a écrit toute son œuvre publiée de son vivant. Il travaillait dans son bureau, situé au premier étage de la maison, mais pas dans le Pavillon. Ce pavillon servait de salon de jardin, au plus près du fleuve.

[69] Aimé Dupuy « Comment se déroula le voyage que Flaubert entreprit en Tunisie au printemps 1858 », Le Monde diplomatique, Décembre 1962

[70] Ce mot hébreu qui désigne dans l’Ancien Testament un lieu de sacrifices humains situé à proximité de Jérusalem, dans la vallée de Ben-Hinnom, est employé, par extension, par les historiens et les archéologues pour désigner « un lieu sacré, à ciel ouvert, qui est séparé de l’habitat phénicien et dans lequel on déposait des urnes contenant les ossements calcinés d’enfants et d’animaux, ensemble ou séparément. » Cette définition est donnée dans Gras M., Rouillard P. et Teixidor J., 1995, p. 216.

[71] Lorsqu’en 1921, l’on mit par hasard au jour un lieu d’inhumation de nourrissons, on lui donna le nom de Tophet Salammbô. La « stèle du prêtre à l’enfant » en calcaire découverte sur ce site lors de fouilles illégales et conservée au musée du Bardo fit grand bruit : on y voit un homme portant dans ses bras un enfant. Immédiatement, l’on assimile l’homme à un prêtre officiant un sacrifice et le lieu associé à un tophet.

[72] Il a moins usé ses semelles que son pantalon de cavalier ! (il écrit lui-même qu'il passait plus de huit heures à cheval pendant son séjour en Tunisie).

[73] Considéré comme « le père de l’archéologie carthaginoise », il enverra des artefacts dans les musées, du Louvre à Paris, des Antiquités à Rouen, mais également aux MRAH de Bruxelles (un chapiteau de colonne corinthien).

[74] Les deux Rouennais ne se sont jamais rencontrés mais le Père Delattre s’est inspiré du roman de Flaubert pour diriger les premières opérations et ressusciter Carthage.

[75] Cf. sa réponse à Sainte-Beuve et aux critiques de ce dernier dans les Nouveaux Lundis : « Aveu ! mon opinion secrète est qu'il n'y avait point d'aqueduc à Carthage, malgré les ruines actuelles de l'aqueduc. Aussi ai-je eu soin de prévenir d'avance toutes les objections par une phrase hypocrite à l'adresse des archéologues. J'ai mis les pieds dans le plat, lourdement, en rappelant que c'était une invention romaine, alors nouvelle, et que l'aqueduc d'à présent a été refait sur l'ancien. Le souvenir de Bélisaire coupant l'aqueduc romain de Carthage m'a poursuivi, et puis c'était une belle entrée pour Spendius et Mathô. N'importe ! mon aqueduc est une lâcheté ! Confiteor » (https://mediterranees.net/romans/salammbo/dossier/flaubert1.html). L’anachronisme de Flaubert était volontaire : il rappelle que l’aqueduc était une invention romaine nouvelle et que l’aqueduc actuel a été refait sur l’ancien !

[76] La source était protégée par un sanctuaire, le Temple des eaux.

[77] A la lisière de l'ancienne cité romaine. Elles n'étaient pas les seules à Carthage puisque de grandes citernes ont existé par ailleurs : les « bassins d'Hamilcar » mais aussi les citernes localisées sur la colline de Bordj Djedid.

[78] Page 88. Les citernes interviennent également dans l’intrigue du Spectre de Carthage (page 15 et suivantes).

[80] En cas de besoin des plongeurs descendaient une cloche de plomb qu'ils appliquaient sur l'orifice de la source, et un tuyau de cuir amenait l'eau douce à la surface. Tyr n'avait même pas cette ressource. Si l'eau des citernes venait à s'épuiser, la partie insulaire de la ville n'avait qu'un moyen de se procurer l'eau : c'était de la faire amener dans des barques qui allaient la quérir sur le continent.

[81] Cf. l’article de E.B. et R. Rebuffat, Citernes.

[82] Les citernes puniques ont fait l’objet d’un examen approfondi par Serge Lancel.

[83] La maçonnerie en blocage est constituée de pierres ou de moellons de formes irrégulières grossièrement ajustés entre eux et noyés dans un bain de mortier. Ce type de maçonnerie est facile à réaliser car elle ne requiert pas une main d’œuvre spécialisée tant pour la préparation des pierres que pour leur disposition. L’ensemble est maintenu par le coffrage durant la prise du mortier. Lors du décoffrage les pierres vont trouver leur équilibre grâce aux forces qui vont se transmettre entre elle de proche en proche par l’intermédiaire du mortier jusqu’à la naissance de la voûte.

[84] Saline.

[85] Appien nous en donne la description : « « Les ports de Carthage étaient disposés de telle sorte que les navires passaient de l'un dans l'autre ; de la mer, on pénétrait par une entrée, large de 70 pieds [environ 21 mètres], qui se fermait avec des chaînes de fer. Le premier port, réservé aux marchands, était pourvu d'amarres nombreuses et variées. Au milieu du port intérieur était une île. L'île et le port étaient bordés de grands quais. Tout le long de ces quais, il y avait des loges, faites pour contenir 220 vaisseaux, et, au-dessus des loges, des magasins pour les agrès. En avant de chaque loge s'élevaient deux colonnes ioniques qui donnaient à la circonférence du port et de l'île l'aspect d'un portique. Sur l'île on avait construit pour l'amiral un pavillon d'où partaient les signaux des trompettes et les appels des hérauts et d'où l'amiral exerçait sa surveillance. L'île était située en face de l'entrée et elle s'élevait fortement : ainsi l'amiral voyait ce qui se passait en mer tandis que ceux qui venaient du large ne pouvaient pas distinguer nettement l'intérieur du port. Même pour les marchands qui entraient sur leurs vaisseaux, les arsenaux restaient invisibles : ils étaient en effet entourés d'un double mur et de portes qui permettaient aux marchands de passer du premier port dans la ville sans qu'ils eussent à traverser les arsenaux » (Appien, Libyca, 96)

[86] Au centre, plus de cales sèches (des rampes inclinées qui permettaient de mettre les navires au sec et à l’abri), ni de vaisseaux de guerre, mais un petit temple romain.

[87] Nonobstant toutes ces précautions, Scipion-Emilien, maître de la poliorcétique viendra à bout de toutes ces fortifications lors de la troisième guerre punique en faisant creuser une tranchée d’une mer à l’autre (du lac de Tunis et la Sebkha de l'Ariana) et en jetant une digue pour obturer le port !

[88] Contre les Païens, 4.22.5-6.

[89] Libyca, 95, 451.

[90] Bien sûr, il y a Salammbô, mais dans la majorité des chapitres, elle n’est parfois même pas évoquée.

[91] Selon la représentation de la colonne Trajane (Scène XL), le carrobaliste était manœuvré par un homme monté sur le chariot avec la baliste et par un autre homme positionné derrière le chariot et actionnant probablement une sorte de manivelle de treuil. La présence des mulets devant la charrette suggère que le carrobaliste pouvait être facilement déplacé sur le champ de bataille.

[92] L’onagre est un âne sauvage. Cet engin de siège porte ce nom par analogie de son mouvement avec la puissante ruade de cet animal : quand un âne sauvage est en danger, il utilise ses pattes arrière pour projeter des pierres vers ses poursuivants. De la même façon, la machine de guerre homonyme utilisait une force de torsion pour lancer le projectile vers l’ennemi. 

[93] Version moderne et plus petite de la baliste (c’est davantage une arme de tireur d'élite qu’un engin de siège (les scorpions étaient destinés à blesser et à tuer les soldats ennemis, plutôt qu’à abattre les fortifications). On pourrait dire qu’il s’agit d’une arbalète grand modèle, l’ancêtre des fusils de précision). Ces armes sont appelées ainsi à cause d’un crochet dressé sur la tablette et qui, s’abaissant d’un coup de poing, faisait partir le ressort, comme le dard du scorpion. Dans sa guerre des Gaules, César décrit leur précision terrifiante lors du siège d'Avaricum.

[94] Le tollénon a été inventé par Diadès de Pella, ingénieur militaire d'Alexandre le Grand. Le latin tolleno désigne une machine à puiser de l'eau puis une machine de guerre destinée à soulever des poids.

[95] Dans le roman, Moloch est un des Baalim, une des grandes divinités carthaginoises. Personnification du feu destructeur, opposé de Tanit, le dieu est aussi puissant que redouté. Comme nous le verrons, il s’agit en fait d’une déité forgée par Flaubert.

[97] « Vitruve et la nomenclature des machines de jet romaines ».

[98] Sur la guerre bactériologique chez les Romains, voir A. Mayor, Greek Fire. Poison arrows and scorpion Bombs, biological and chemical warfare in the ancient world, 2e édit., Woodstock, 2009. Résumés et compléments dans « La guerre romaine » de Yann Le Bohec.

[99] Le catapultage de serpents vivants est une astuce d’Hannibal. Dans ses Vies des grands capitaines, (Livre XXIII, 10-11), Cornélius Népos raconte que le général carthaginois qui devait combattre sur mer la flotte du roi Eumène de Pergame, allié des Romains, était en infériorité numérique. Il ordonna qu’on ramassât une grande quantité de serpents venimeux, vivants, et qu’on les enfermât dans des vases de terre. (…) [qui furent lancés sur les vaisseaux pergaméniens]. « Ces vases ainsi jetés excitèrent d’abord le rire des combattants, et l’on ne pouvait comprendre pourquoi cela se faisait. Mais lorsque les Pergaméniens virent tous leurs vaisseaux remplis de serpents, épouvantés de cette nouveauté, ne voyant point quel péril ils devaient préférablement éviter, ils virèrent de bord, et regagnèrent leur camp naval. ».

[100] Flaubert, Salammbô, op. cit. p. 250.

[101] Après avoir été conservé dans l’école de Mazeïka (Grèce) sous une forme très ruinée, l’original est aujourd’hui considéré comme perdu.

[102] Après l’effondrement de l'empire d'Alexandre le Grand (323), les cités grecques se disputent à nouveau. Polybe, général et homme d’Etat grec, est un des meneurs de la Ligue achéenne - en tant qu’hipparque il est au commandement de la cavalerie de la Ligue - au moment de la défaite du roi Persée de Macédoine face à Paul Émile, à Pydna (168). Il s'efforce, mais en vain, de maintenir la neutralité des Achéens entre Rome et la Macédoine. Il est une des premières victimes grecques des Romains, Rome exigeant de la Ligue, restée neutre, des otages parmi les dirigeants politiques soucieux de l’indépendance des villes grecques. Mille otages sont envoyés en captivité à Rome (167) ; Polybe est de ceux-là et ne recouvre sa liberté que 17 ans plus tard.

[103] Polybe a écrit les Histoires (en grec Ἱστορίαι /Historíai), le pluriel de ce titre signifiant qu'il s'agit d'une histoire générale (seuls cinq volumes sur les quarante d’origine nous sont parvenus dans leur totalité ; le reste ne subsiste qu'à l'état de fragments). Polybe a compris qu'il fallait au bon historien une vision globale de l'histoire universelle. Voir l’article http://fr.wikipedia.org/wiki/Polybe.

[104] Quand il écrit, c’est pour faire l’apologie d’une puissance qui a défait son peuple (même si l’idée d’unité de la Grèce n’existe pas à cette époque-là).

[105] C’est Pline l’Ancien (Histoire naturelle, livre VIII, Les animaux terrestres) qui inspire à Flaubert l’épisode des lions crucifiés par les Carthaginois pour épouvanter les Mercenaires : « Polybe, compagnon d’Émilien, rapporte que dans leur vieillesse ils (les lions) attaquent l’homme car ils n’ont plus assez de force pour poursuivre les bêtes, qu’ils assiègent alors les villes d’Afrique et qu’il en a vu lui-même, avec Scipion, qu’on avait crucifiés pour cette raison, afin que les autres, par crainte d’un sentiment semblable, s’abstinssent de commettre le même forfait ». Notons que Flaubert a lu et relu une seconde fois Pline « d’un bout à l’autre » écrit-il dans sa Correspondance ! C’est à Pline (livre X, 133) qu’il emprunte l’appellation savante de phoenicoptère, c’est-à-dire « Flamant rose » (étymologie grecque : « aux ailes rouges »). La blessure de l’éléphant Fureur de Baal est aussi extraite de Pline (« Lors d’un combat dans un cirque, à Rome : « un éléphant fut tué d’un seul coup : le javelot, en pénétrant sous l’œil, avait atteint les parties vitales de la tête ». »).

[106] Les pierres de lest servaient à alourdir les navires (pour les équilibrer en haute mer) venant à vide charger des marchandises dans des ports. Lorsque les marins accostaient, ils s’en débarrassaient (déballastage) pour les remplacer par les biens dont ils prenaient livraison.

[107] Gaston Vasseur, professeur de géologie à la faculté des sciences de Marseille, conteste que cette stèle ait servi de lest en l’absence de trace de mer. Mais abandonné sur place ne signifie pas nécessairement en mer (cf. la colline artificielle du Mont Testaccio à Rome).

[108] Des échanges commerciaux existaient d’ailleurs bien entre Carthage et Marseille (en témoigne le fait qu’une des épaves coulées devant Marseille à la fin du IIIe siècle avant J.-C. contenait, semble-t-il, dans sa cargaison, des amphores puniques renfermant de la saumure de poisson), mais les conflits entre les deux cités étaient nombreux (au milieu du IIIe siècle, les Marseillais prennent même le parti d’aider les Romains dans leur lutte contre Carthage jusqu’à l’écrasement total de la métropole punique en 146 av. J.-C.).

Cf. notamment les articles « tarifs sacrificiels » d’Edward Lipinski dans le Dictionnaire de la civilisation phénicienne et punique, de Michel Disdero, « Inscription phénicienne de Marseille » (https://www.academia.edu/43270574/Inscription_Ph%C3%A9nicienne_de_Marseille) et de David Giancatarina (https://musees.marseille.fr/tarif-sacrificiel-de-marseille).

[109] Bœufs, veaux, béliers, boucs, oiseaux, etc.

[110] Je réfère à ce sujet à l’article d’Antoine Hermary, « Marseille phénicienne : un mythe du XIXe siècle » dans A. Fennet - N. Lubtchansky (éd), Pour une histoire de l’archéologie XVIIIe s.-1945, Pessac, 2015, pp. 263-272, consultable en ligne à l’adresse suivante https://books.openedition.org/ausonius/5900?lang=fr.

[111] Il cite en tout cas la référence dans sa riposte à Guillaume Froehner.

[112] Dieu phénicien assimilé à Esculape.

[113] Dans la mythologie gréco-romaine, les divinités « chthoniennes » (du grec ancien χθών / khthốn, « la terre ») ou « telluriques » (du latin tellus, « la terre) se réfèrent à la terre, au monde souterrain ou aux Enfers, par opposition aux divinités célestes, dites « ouraniennes » ou « éoliennes ». Le serpent a une nature chtonienne : provenant, par définition, de la terre et s’insinuant dans les profondeurs des sols, comme les morts qu’on inhume, cet animal, qui plus est au corps froid, est associé avec le royaume d’Hadès. Il symbolise donc la connaissance et le savoir, notamment en ce qui concerne les mystères de la vie et de la mort et les vertus thérapeutiques des plantes médicinales. Ce lien à la terre remonte très loin dans l’histoire : il apparaît déjà dans les rites archaïques des déesses mères et aux périodes les plus anciennes de gestation des religions au Moyen Orient et dans le monde égéen.

[114] Voir l’article de Jacques Heuzey « L’épisode du Python au chapitre X de Salammbô ».

[115] D’autre part, en s'enfonçant sous terre et en en ressortant, le serpent est aussi symbole de renaissance.

[116] En fait, lors de l’exuviation (la mue s’appelle l’exuvie), les serpents ne changent pas entièrement de peau, mais perdent seulement la partie supérieure qui n’est pas capable de grandir avec le serpent comme le fait celle des mammifères. Ainsi, pour poursuivre sa croissance qui dure tout au long de son existence, l’animal, est obligé de se séparer de la partie devenue trop étroite.

[117] Flaubert, Salammbôop. cit. p. 190. Le serpent est bien entendu lié au culte d’Esculape.

[118] Flaubert, Salammbô, op. cit. p. 190 et Jacques Heuzey « L’épisode du Python au chapitre X de Salammbô ».

[119] « Ce que les premiers brouillons nous livrent des intentions de l’auteur, ce que nous savons de ses lectures érudites nous autorisant à considérer l’étroit enlacement du python avec le corps nu de Salammbô avant tout et sans qu’il y ait lieu de supposer une possession intime, comme une cérémonie religieuse et magique, voulue telle par Flaubert et assez conforme aux pratiques des religions primitives où l’exaltation mystique provoque et attise l’ardeur sensuelle. Cette fameuse scène du python n’est pas un hors-d’œuvre épicé. Flaubert n’aurait jamais galvaudé son art jusque-là. Elle est, au contraire, essentielle à la marche du roman. Le serpent sacré est le deus ex machina qui fait rebondir l’action arrivée à un point mort, en fonction même du caractère et du tempérament de l’héroïne livrée aux dégoûts d’une âme qui s’ennuie, anxieuse et disponible, figée dans l’attente d’elle ne sait quels « orages désirés ». C’est lui qui provoque la détermination de Salammbô ; l’éclaire sur les moyens à mettre en œuvre pour reconquérir le zaïmph et suscite en elle le désir, voilé d’appréhension, de connaître Mâtho. Nous sommes loin de la pruderie égrillarde de Sainte-Beuve qui reprochait à Flaubert d’avoir mis en scène une dame « batifolant » avec un serpent. » (Jacques Heusey, « L’épisode du Python au chapitre X de Salammbô »).

[120] Contrairement aux représentations de Cléopâtre, le serpent ne lui mord pas le sein, mais la caresse.  

[121] Flaubert, Salammbô, op. cit. p. 198.

[124] Léon Poliakov n’a cessé de dire que le mot « antisémitisme », pour désigner toutes les formes d’hostilité visant les Juifs, était moins approprié que le terme de judéophobie.

[125] Un peuple du Proche-Orient ancien cité dans la Bible (le royaume d’Ammon, situé à l’Est du royaume d’Israël et en guerre perpétuelle avec lui).

[126] Selon Valère Maxime, Phalaris lui-même fut lapidé par son peuple, qui le fit brûler dans son propre taureau d'airain.

[127] Pythiques, I, vers 95 à 97.

[128] Histoires, Tome XII, 25.

[129] Cicéron, les Verrines.

[130] Concernant le tophet, cf. les articles de Mme Hélène Bénichou-Safar.

[133] Christian Tuxen Falbe (1791-1849) fut consul danois à Tunis de 1820 à 1831 et l’un des premiers savants à s’être penché sur la question de l’emplacement de Carthage. En tant que cartographe, il dessine une carte topographique assez précise, malgré l’absence de fouilles, et des planches de stèles puniques dont Flaubert s’inspirera.

[135] Hannon est l’autre suffète dirigeant Carthage pour un an. La lèpre qui le ronge jusqu’à le rendre hideux et difforme trouve sa contrepartie dans son goût du luxe et du faste. Flaubert confond en un seul personnage Hannon, général crucifié après sa défaite aux Iles Egades (Aegates) en – 241 et son fils Hannon le Grand, suffète à l’époque de la guerre des Mercenaires.

[136] La Poétique, chapitre XIV, 1460 a 25-30.

[137] Toute l’œuvre du dessinateur Jacques Martin pour le personnage d’Alix exsude Salammbô.

[138] Voir Gisèle Seginger, L’Orient de Flaubert en images.

[139] Avec des allusions récurrentes vers Salammbô qui a marqué profondément le dessinateur et décidé de sa vocation : dans le Tombeau étrusque, les deux esclaves à qui Alix enlève les muselières et se ruant sur la farine (page 11) est une transposition littérale du chapitre VII, « Hannibal Barca » de Flaubert : « Abdalonim frissonnait chaque fois qu'il le voyait se rapprocher des parcs. Mais Hamilcar prit le sentier du moulin, d'où l'on entendait sortir une mélopée lugubre. Au milieu de la poussière les lourdes meules tournaient, c'est-à-dire deux cônes de porphyre superposés, et dont le plus haut, portant un entonnoir, virait sur le second à l'aide de fortes barres. Avec leur poitrine et leurs bras, des hommes poussaient, tandis que d'autres, attelés, tiraient. Ils avaient sur la bouche, fixée par deux chaînettes de bronze, une muselière, pour qu'il leur fût impossible de manger la farine (…). Hamilcar lui fit signe de détacher les muselières. Alors tous, avec des cris de bêtes affamées, se ruèrent sur la farine, qu’ils dévoraient en s’enfonçant le visage dans les tas. ».

Commentaires

Posts les plus consultés de ce blog

La Naples antique et les raisons de son « effacement » à la fin de l’Empire romain d’Occident

« Ce soir Lucullus dîne chez Lucullus »