« Ce soir Lucullus dîne chez Lucullus »

 

 

« Ce soir Lucullus dîne chez Lucullus ! »

 

(par Philippe Durbecq)

 

 

 

 

Je tiens à remercier ici bien sincèrement Yann Le Bohec, Professeur émérite à l'université Paris-Sorbonne, spécialiste de l'Antiquité romaine, en particulier de l'Afrique romaine et d'histoire militaire, pour les précieux renseignements qu’il a eu la gentillesse, l’altruisme et l’humanisme de partager avec moi. Je lui dédie ce modeste article pour lui exprimer toute ma gratitude.





Reconstitution d'un banquet romain (Museo de historia de Valencia — domaine public — source : https://fr.vikidia.org/wiki/Repas_dans_la_Rome_antique#/media/File:%C3%80pat_rom%C3%A0.jpg)

Le général romain Lucius Licinius Lucullus – Lucullus pour faire court – est né à Rome en 118 av. J.-C [1]. Pour les amateurs de linguistique, signalons que son « praenomen » (prénom), Lucius signifie « né de la lumière », Licinius, le « gentile nomen » (nom de famille) veut dire « aux cheveux relevés sur le front » et son  « cognomen » (surnom), Lucullus, est un nom issu du monde végétal qui veut dire « bosquet » (Lucullus est le diminutif de Lucus, « le bois ») [2]. « Dans ses Jardins romains, Pierre Grimal distingue le lucus, bois sacré italique, sombre et sauvage, du nemus, sacré lui aussi, mais riant et humanisé suivant les traditions grecques [3]. ».

Lucullus n’eut pas beaucoup de chance sur le plan conjugal : il se maria et divorça deux fois. Sa première femme, Clodia Metelli (sœur du célèbre Clodius, ennemi juré de Cicéron [4] qui défendit son assassin, Milon, dans son Pro Milone) était notoirement infidèle Elle a été identifiée à Lesbie, aimée par le poète Catulle. Sa seconde épouse, Servilia la Jeune (Servilia Minor), sœur de Caton le Jeune, qui lui a donné un fils nommé Marcus, le fut tout autant.

Aristocrate pur jus, Lucullus est essentiellement connu comme gastronome pour différentes anecdotes telle celle selon laquelle le fin gourmet et grand amateur de faste aurait été surpris, un jour où il soupait seul, que ses serviteurs lui apportent un modeste repas. Il fit appeler sur le champ son cuisinier pour en connaître la raison. Celui-ci lui déclara qu’en l’absence d’invités, il avait estimé superfétatoire de préparer un festin. Lucullus lui rétorqua alors cette phrase qui eut un grand retentissement à l’époque et qui est devenue, depuis, mythique : « Comment, tu ne savais pas ? Ce soir Lucullus dîne chez Lucullus ! », voulant ainsi signifier à ses serviteurs qu’il désirait qu’on lui serve un repas somptueux, même quand il mangeait seul [5].

 

Mais Lucullus était aussi – et surtout – un personnage éminent sur le plan politique et militaire. Il dirigea notamment la guerre contre Mithridate VI Eupator (« de noble naissance », « bien-né ») et organisa la province d’Asie.

 

La plupart du temps, on présente le grand homme sous les traits de ce buste, conservé au musée de l’Hermitage à Saint-Pétersbourg. Or, ce personnage représente un licteur [6], car il porte le même vêtement qu’un licteur représenté sur l'arc de Trajan. Il ne s'agit donc pas du portrait du questeur de Sylla. En revanche, selon une hypothèse formulée par le jésuite Jules van Ooteghem, latiniste et philologue, doyen de la Faculté des lettres de Namur, qui lui a consacré une monographie en 1959, une tête romaine républicaine retrouvée « dans le temple de Sérapis » de Sinope (fouillé dans les années 50), l'ancienne capitale de Mithridate (aujourd’hui en Turquie), assiégée et conquise par Lucullus, serait susceptible (très hypothétiquement) de le représenter (ses traits seraient corroborés par deux intailles, l’une grecque, l’autre romaine figurant le même personnage respectivement jeune et plus âgé). Bref, on ne possède aucun portrait assuré de Lucullus. 

      

 


            A gauche, le buste de l’Hermitage et à droite la tête de Sinope (source : https://luciuscorneliussylla.fr/aquoilucullus.html)

   

Intailles grecque et romaine (source : idem)

 

Quelles sont les sources disponibles à son égard ?

 

Plutarque a écrit une biographie sur Lucullus dans ses Vies parallèles, considérant qu’il s’agissait d’un homme important.       

 

 

A gauche, buste moderne de Chéronée (ville natale de Plutarque) représentant l’historien d'après le modèle antique à droite conservé au musée de Delphes (domaine public – Le téléchargeur d'origine était Odysses – sources : https://commons.wikimedia.org/wiki/File:Copy_of_Plutarch_at_Chaeronia,_Greece.jpg et https://fr.m.wikipedia.org/wiki/Fichier:Head_of_a_philosopher_-_Archaeological_Museum_of_Delphi.jpg)

 

Plutarque est un historien grec qui a vécu à l’époque romaine, à cheval sur la deuxième moitié du Ier siècle de notre ère et sur le premier quart du IIe siècle. C’est grâce à lui que l’on connaît la vie des grands hommes politiques en Grèce et à Rome (il écrit en grec, mais il vit sous l’Empire romain).

 

Plutarque appartient à la littérature française grâce à la belle traduction que l’évêque d’Auxerre Jacques Amyot en fit au XVIe siècle, belle mais très infidèle. On verra ci-dessous son portrait par Léonard Gaultier, qui l’a dépeint avec un visage assez austère.

 


Portrait de Jacques Amyot, évêque d’Auxerre réalisé par Léonard Gaultier (Bibliothèque nationale de France – domaine public – source : https://en.wikipedia.org/wiki/Jacques_Amyot#/media/File:Jacques_Amyot_par_L%C3%A9onard_Gaultier.jpg)

                                                                         

Dans ses Vies parallèles, le principe qu’utilise systématiquement Plutarque est d’établir – sauf pour les dernières d’entre elles – un parallèle entre des vies de Romains illustres et de Grecs célèbres (exemples : Thésée et Romulus, Solon et Publicola, Thémistocle et Camille, Aristide et Caton, etc.). Plutarque fait finalement le bilan de cette comparaison entre les Grecs et les Romains en prenant essentiellement des hommes politiques. Dans le cas de Lucullus, le personnage grec parallèle est Cimon.

 

Ce que cherchait Plutarque, c’étaient des leçons de morale. Les Vies parallèles sont donc une analyse de moraliste, biographe plus qu’historien, qui cherche à travers les grands hommes une leçon d’humanité. La question qu’il se pose se formule donc comme suit : en quoi Lucullus est un homme de haute valeur ou a-t-il des défauts ?

 

Nous savons que Plutarque est venu à Rome et a fouillé dans toutes les archives possibles et imaginables. Ses renseignements sont fiables, mais il n’est pas historien et n’a jamais prétendu l’être :  c’était un moraliste.

 

Postérieur à Plutarque (une trentaine d’années), nous avons une autre source qui est Appien. Il écrit lui aussi en langue grecque et s’intéressait aux différentes régions de l’Empire. Il est le seul à avoir travaillé de cette manière : ses écrits ne sont pas chronologiques, mais géographiques. C’est ainsi qu’il a laissé un livre sur l’Afrique du Nord, un autre sur l’Espagne, etc. En l’occurrence, c’est l’ouvrage de la Guerre de Mithridate qui concerne Lucullus. 

 


Pièce de monnaie en argent à l'effigie de Mithridate VI (Licence : GNU Free Documentation License, Version 1.2 or any later version published by the Free Software Foundation – auteur : Classical Numismatic Group – source : https://www.cngcoins.com/Coin.aspx?CoinID=333831

           

L’auteur y raconte la campagne que le brillant général a menée contre le roi de cette région appelée le Pont qui était située au nord de l’Anatolie (la Turquie actuelle), donnant sur la mer Noire.

 


 Carte de la troisième guerre contre Mithridate montrant le théâtre des opérations : en violet le royaume de Mithridate dans sa plus grande extension, après la première guerre mithridatique ; en vert l'Arménie (source : https://fr.wikipedia.org/wiki/Troisi%C3%A8me_guerre_de_Mithridate)

 

Pour Appien, c’est le point de vue des provinciaux qui compte, ce qui, en soi, n’est pas dépourvu d’intérêt, mais est évidement extrêmement différent de Plutarque lequel affectionne les leçons de morale (Plutarque appartient à ce que nous nommerions la « bonne bourgeoisie »). Plutarque fut un des deux prêtres d’Apollon à Delphes. Il était très grec à tous égards : il admirait beaucoup les Romains parce qu’ils avaient vaincu les Grecs (c’était quand même un exploit à ses yeux), mais il restait fidèle à sa culture.

 

Enfin, la troisième source importante s’avère être Cicéron qui fut un avocat d’une renommée prestigieuse (pour avoir plaidé dans deux des procès les plus retentissants de son époque : le procès Verrès et l’affaire Catilina), et surtout un orateur de génie de langue latine. Il a écrit un traité intitulé le Lucullus. Il est le seul à être contemporain de Lucullus : il l’a connu et était un de ses plus proches amis [7].

 


 Buste de Cicéron (musées capitolins – Licence : CC BY-SA 4.0 – auteur : José Luyz Bernardes Ribeiro (travail personnel) – source : https://commons.wikimedia.org/wiki/File:Bust_of_Cicero_(1st-cent._BC)_-_Palazzo_Nuovo_-_Musei_Capitolini_-_Rome_2016.jpg)

 

On a aussi quelques sources éparses, des inscriptions et des monnaies [8]. En revanche, nous n’avons pas de documents archéologiques, sinon très peu sur les villas de Lucullus en Italie [9], parce que dans sa carrière en Anatolie, il a plus détruit que construit.

 

 


Arches de l'Aqueduc de l'Aqua Virgo (Licence : CC BY-SA 3.0 – auteur : Lalupa (travail personnel – source : https://commons.wikimedia.org/wiki/File:Colonna_-_arcate_Acqua_Vergine_a_via_del_Nazzareno_1610.JPG)

 

Les sources sont certes fondamentales parce que les auteurs énoncent les choses clairement, mais il faut savoir faire preuve de prudence et garder un esprit critique, c’est-à-dire essayer d’analyser les textes en fonction des caractéristiques de l’auteur : Plutarque était un notable grec, Appien était un notable provincial de la Grèce d’Egypte et Cicéron était un aristocrate romain, ami de Lucullus. Donc, il faut toujours se méfier de ce que dit Cicéron. Les deux autres sont beaucoup plus fiables parce qu’ils ont plus de distanciation par rapport à Lucullus, mais lorsque Plutarque émet un jugement (de type manichéen : ceci est bien, ceci est mal), nous devons être plus réservés parce que nous ne savons pas si cette allégation est exacte.


Le général

 

Après le consulat, il y a ces guerres contre Mithridate [10] qui est la grande période de l’existence de Lucullus.


 


Portrait du roi Mithridate VI Eupator sous les traits d’Héraclès (musée du Louvre – Licence : CC BY-SA 2.5 – photographe : Eric Gaba (User:Sting) – source : https://fr.wikipedia.org/wiki/Mithridate_VI#/media/Fichier:Mithridates_VI_Louvre.jpg)

 

 

Il est d’abord officier au service de Sylla, ensuite général contre Mithridate, puis contre Tigrane, le gendre de Mithridate. Quand son haut commandement a été terminé, il a passé ses pouvoirs à Pompée, Lucullus est retourné à Rome où il a continué à jouer un rôle politique. En même temps, il a eu une vie privée extrêmement originale, car Lucullus n’était ni un inassouvissable goinfre, ni une brute épaisse comme on pourrait le croire. C’était un homme qui avait une culture et des centres d’intérêt extrêmement variés.

 

Les guerres contre Mithridate sont au nombre de trois [11], lancées malgré la guerre civile qui régnait en Italie :

 

A la première phase qui s’étend de 89 à 87, Lucullus ne participe pas comme chef (il est simplement l’adjoint de Sylla). Il s’y montre à la fois comme un officier de terre et un officier de marine (on aurait tendance à dire général et amiral à la fois, sous les ordres de Sylla).

 

C’est au début de cette première guerre contre Mithridate qu’a eu lieu le fameux massacre de 80 000 Romains selon Appien. Ce massacre trouve sa source dans l’exploitation fiscale romaine des cités grecques au travers des publicains qui exerçaient une très forte pression sur la population de la province d’Asie. En effet, des hommes d’affaire italiens prêtaient de l’argent aux gens qui en avaient besoin à des taux d’intérêt faramineux et quand les personnes ne pouvaient plus rembourser, ils contraignaient ces gens à vendre leur fils ou leur fille comme esclave (les filles étaient le plus souvent revendues dans les lupanars). Cela avait provoqué une haine féroce contre ces Italiens. Quand Mithridate a voulu chasser les Romains d’Orient, parce qu’il commençait à avoir peur pour son royaume (ce qui était tout à fait raisonnable), il a commencé par demander à toutes les cités d’Orient de massacrer des Italiens qui étaient sur le territoire de celles-ci. Toutes ces cités d’Orient (y compris les Athéniens, pourtant des hommes bien civilisés) ont obéi à cette suggestion de Mithridate.

 

Ensuite, a eu lieu une deuxième guerre contre Mithridate qui, en réalité n’est pas une vraie guerre, mais des opérations militaires menées par un général romain qui avait besoin d’argent et donc de pillage. Cette phase dure très peu de temps (de -83 à -81).

 

La troisième guerre contre Mithridate dure de -74 à -67, suivie par la guerre contre Tigrane de -67 à -63.

 

A la fin de cette troisième guerre, Lucullus connaît des problèmes de discipline avec ses soldats. Il a pourtant un ascendant suffisant sur ses hommes (c’est un très bon officier, il connaît les règles pour rétablir l’ordre quand il le faut), mais à la fin de son commandement, les soldats ne voulaient plus se battre parce qu’ils étaient gavés de butin (les Romains vont à la guerre en partie pour se faire du butin : ils n’avaient plus envie de risquer leur vie pour rien et préféraient rentrer en Italie, pour dépenser cet argent chez eux [12]).


Le cratère en bronze de Mithridate Eupator des musées Capitolins porte une inscription sur le bord du vase mentionnant le nom de Mithridate VI, roi du Pont. Il faisait donc probablement partie du butin de guerre de Sylla ou de Pompée. Il a été découvert à Anzio, dans la villa de Néron.

Le cratère en bronze de Mithridate Eupator (Licence : Creative Commons Attribution-NonCommercial-ShareAlike – auteur : Mark Cartwright – Source : https://www.worldhistory.org/image/4479/crater-of-mithridates-eupator/)

 

Le conflit s'enlise. D’autant plus que Lucullus est rappelé à Rome et que Mithridate en profite pour récupérer son royaume. Cependant, il est définitivement vaincu par Pompée en 66 av. J.-C. sur l'Euphrate et se réfugie à Panticapée – aujourd’hui Kertch en Crimée – sur la mer Noire où il songe à s’allier au roi des Daces et à marcher sur l’Italie, mais son fils Pharnace le poussa au suicide [13]. 

   



A droite, Mithridate testant un poison sur un prisonnier de guerre (peint par Robert A. Thom, publication aux Etats-Unis en 1951, domaine public selon la National Library of Medicine – source : http://resource.nlm.nih.gov/101416749) ; à gauche, un pot à drogue en terre cuite (attribué à Annibale Fontana (aucun droit d’auteur – source : https://www.getty.edu/art/collection/object/103RS4)


 

A gauche, le suicide de Mithridate par Bituitus (illustration tirée de History of the Nations de Hutchinson, publiée en 1915 et donc dans le domaine public) ; à droite un sesterce de 47 avant J.-C. reprenant les mots qu’aurait prononcés César après sa victoire, la même année, sur Pharnace II à Zela (Turquie) – Sammlung Archiv für Kunst und Geschichte, Berlin – source : https://www.nationalgeographic.fr/histoire/2020/10/veni-vidi-vici-comment-rome-celebrait-ses-victoires)

 

Lucullus a été très efficace parce qu’il a vaincu Mithridate d’abord, et Tigrane ensuite. Ce qu’on lui a reproché, en tant que général, c’est d’avoir été, à la fin, abandonné par ses hommes. En outre, comme Pompée arrivait, les soldats n’avaient plus envie de se battre pour un général dont le statut juridique n’était pas clair.

 

En tout cas, Lucullus a remporté deux victoires incontestables contre le royaume du Pont de Mithridate et l’Arménie [14] de Tigrane : Lucullus avait vaincu deux rois. Sa victoire était toutefois incomplète puisqu’il n’a pas pu capturer Mithridate et qu’il n’a pas pu mettre un terme à cette guerre, ce qui sera fait par Pompée.

 

Lucullus était un excellent stratège. S’il ne disposait pas de cartes d’état-major, de statistiques, de drones, etc. comme les stratèges actuels, il savait néanmoins d’où il partait, connaissait les moyens dont il disposait, avait bien en tête quels étaient ses objectifs et avait une idée – un peu imprécise peut-être, mais tout de même relativement réaliste aussi – des contingents que pouvait engager son adversaire.

 

Quant à Mithridate, sa renommée fut grande aussi puisque son personnage a inspiré à Racine l’une de ses plus célèbres et de ses plus royales tragédies (la préférée d'un autre grand roi, Louis XIV, ainsi que de Charles XII de Suède), mais méconnue de nos jours [15] et à Mozart, son premier opéra seria (il avait quatorze ans !), basé justement sur la pièce de Racine : Mitridate, re di Ponto [16].

           

 

A gauche, Jean Racine d’après Jean-Baptiste Santerre, Versailles (domaine public –  source : https://fr.wikipedia.org/wiki/Jean_Racine#/media/Fichier:Portrait_de_Jean_Racine_d'apr%C3%A8s_Jean-Baptiste_Santerre.jpg ; à droite, portrait « portrait de Wolfgang Amadeus Mozart à l’âge de 13 ans à Vérone » (1770), attribué à Giambettino Cignarolli (domaine public – source : https://fr.wikipedia.org/wiki/Fichier:Portrait_of_Wolfgang_Amadeus_Mozart_at_the_age_of_13_in_Verona,_1770.jpg)

 

Les aspects politiques de la vie de Lucullus

 

Rome n’a jamais connu la démocratie, ni même la tentation de la démocratie [17]. C’est la seule cité du monde méditerranéen dans laquelle la démocratie ne s’est jamais implantée. Et même en période de crise, la démocratie était totalement étrangère à leur pensée. Les Romains ont toujours vécu sous un régime aristocratique : ils considéraient que l’aristocratie devait diriger et même au temps de l’Empire – qui était une monarchie –, le monarque (l’Empereur) n’était pas tout seul : il y avait le Sénat qui avait tout de même un certain poids.

 

Donc, à l’époque de Lucullus, c’est-à-dire sous la République, c’est le Sénat qui dirige seul l’Empire. Ces sénateurs, ces aristocrates, se sont divisés en deux clans, mais qui sont l’un et l’autre aristocratiques. Contrairement à ce qu’on imagine parfois, ce ne sont pas les pauvres (populares, fondé par les Gracques [18]) contre les riches (optimates, les « meilleurs », cf. les aristoi chez les Grecs), ce sont les riches contre les riches (les aristocrates réformistes contre les aristocrates traditionnels). Simplement, les populares avaient un programme qui était très court : la loi agraire. Ils voulaient qu’une loi permette de distribuer des terres aux citoyens romains pauvres, lesquels n’avaient rien à dire (on ne leur demandait pas leur avis). Les optimates étaient, quant à eux, les conservateurs absolus. Ce n’étaient pas des réactionnaires (ils n’aspiraient pas à revenir à un régime antérieur), mais ils avaient simplement envie que rien ne change dans la situation en place. Pour eux, la loi agraire était une innovation et, en tant que telle, mauvaise, néfaste et dangereuse.

 

Entre 66 et 56, Lucullus peut pratiquer la politique à Rome. Très tôt, dès qu’il est rentré en politique par l’armée [19], Lucullus est devenu un optimas et l’est resté jusqu’à sa mort avec beaucoup de fidélité et de constance, mais aussi de manière très radicale : il ne concevait pas que la moindre réforme soit acceptable. Il ne fallait rien modifier à la l’ordre établi.


Il a en tout cas vécu de près les grandes affaires traitées par son ami Cicéron, comme la fameuse conjuration de Catilina dont les latinistes connaissaient par cœur l’entrée en matière de l’avocat dans sa première Catilinaire. Mais ce ne fut pas la seule : il y eut aussi celle de la Bona Dea (où Clodius dont nous avons parlé plus haut fut surpris, déguisé en femme, lors d’une cérémonie réservée aux femmes, un sacrilège !), le Pro Archia (pour défendre le titre de citoyen octroyé au poète Archias) et les demandes au Sénat de Pompée qui, en Asie, avait cassé toutes les ordonnances de Lucullus (Plutarque, XLVIII).

 

 Les aspects intellectuels et artistiques

 

Lucullus appartenait à une famille romaine. Il possédait une grande villa sur le Pincio qui a été retrouvée et, en partie, fouillée par des archéologues français [20]. Il était en effet indispensable, quand on était sénateur, d’avoir une villa dans Rome.

 

L'ensemble offrait une harmonie parfaite et dominait le champ de Mars. Une de ses grandes caractéristiques était un gigantesque nymphée en demi-cercle [21]. Les jardins étaient situés en arrière du grand sanctuaire en demi-cercle (les autres jardins, ceux de Salluste du côté oriental et ceux de Pompée au niveau de la villa Médicis, ne sont pas représentés dans la maquette ci-dessous [22]).

  

 

Les jardins de Lucullus (source : https://www.maquettes-historiques.net/page43.html)

  

Illustration de l’album de Gilles Chaillet (Licence : Attribution-NonCommercial 2.0 Generic (CC BY-NC 2.0) – source : https://www.flickr.com/photos/23416307@N04/3770366106/in/photostream/)

 

La résidence impériale des Horti Sallustiani fut entièrement détruite au cours du sac d’Alaric de 410 ap. J.-C.

 

Mais comme Lucullus était richissime, il avait également fait construire des villas en Campanie [23]. Il y avait aussi la villa de Tusculum [24] qui était près de Rome, où il recevait les amis romains, un peu à l’écart des bruits de la ville et de ses inconvénients. 

 

Ile de Nisida vue du Parco Virgiliano, Naples (licence Creative Commons Attribution 2.0 – auteur : Gennaro Visciano – source : https://fr.wikipedia.org/wiki/Nisida#/media/Fichier:Veduta_dal_Parco_Virgiliano.jpg)

  

Lucullus était un lettré [25] de très haut niveau. Il était parfaitement bilingue. Il y a une anecdote selon laquelle il dit un jour à un ami qu’il envisage d’écrire une histoire de la guerre civile à laquelle il avait participé. Il lui signale qu’il peut l’écrire en vers ou en prose, en latin ou en grec, en précisant que s’il l’écrit en grec, il veillerait à ce qu’il y ait quelques tournures – pas des fautes – qui montrent au lecteur qu’il est un Romain. D’un point de vue linguistique, il était donc un personnage extraordinaire.

 

A Rome, l’aristocrate cultivé était parfaitement bilingue. Le voyage à Athènes s’imposait. Par exemple, César a été étudier à Rhodes [26] notamment (il avait aussi entrepris d’embellir Athènes [27]), et comme Lucullus était parfaitement bilingue. Pourtant, il y avait des aristocrates qui connaissaient peu le grec, voire pas du tout : ils étaient considérés comme des « gens vulgaires ». La question reste ouverte quant à savoir si ce bilinguisme résultait d’un goût purement personnel de ces aristocrates pour cette langue et la pensée grecque, exempt de toute vanité, ou s’il s’agissait d’une nécessité pratique ou d’un snobisme (une façon de se démarquer socialement, en exhibant le fait qu’on a accès aux grands philosophes [28]).

 

On est au courant que Lucullus s’est intéressé à l’histoire, mais on ne sait pas s’il a écrit cette histoire de la guerre civile. Il a eu également la responsabilité de remanier les Mémoires de Sylla.

 

Lucullus est aussi intervenu dans différents domaines de la vie intellectuelle dont certains ne sont pas connus du tout. D’abord, c’est un excellent orateur : il savait parler au peuple de Rome, dans les comices, au Sénat, à ses soldats. Or, l’on sait que, dans l’Antiquité, la parole était très importante.   

L'Arringatore (ou l'Orateur), sculpture étrusque découverte près du Lac Trasimène en Ombrie (musée archéologique national de Florence) – Licence CC BY 2.0 – auteur : corneliagracosource : https://fr.wikipedia.org/wiki/L%27Arringatore#/media/Fichier:Arringatore.jpg)

 

Lucullus a été un grand juriste. Il a laissé des textes de lois qui ont été utilisés pendant longtemps (elles étaient encore valables en 47 av. J.-C.). De nombreuses inscriptions témoignent de la reconnaissance des populations des cités de l’Orient pour les mesures et les lois qu’il a prises.

 

Un petit texte de Cicéron nous prouve aussi que Lucullus était un poète (dans une lettre, Cicéron a écrit à un de ses correspondants – Atticus – qu’il trouverait le sens de tel mot dans un vers de Lucullus qu’il cite [29]).

 

Pour la philosophie, Lucullus était peut-être un philosophe du type de Socrate, c’est-à-dire qu’il n’a pas laissé d’écrits et qu’il n’a jamais enseigné [30]. Le Lucullus de Cicéron est un texte platonicien : en fait, Cicéron se met à la place de Platon et explique que quatre amis (Lucullus, Caton, Hortensius et Cicéron) se retrouvent dans une villa de Lucullus. Cicéron commence par présenter Lucullus, ce qui est très intéressant pour un historien. S’engage alors une très longue discussion qui est de la philosophie de très haut niveau. Dans sa biographie de Cicéron, Pierre Grimal s’est montré très sévère et injuste lorsqu’il parle de Lucullus en disant de lui qu’il était un mauvais philosophe.

 

Le nom de Lucullus est associé automatiquement à la bonne chère. C’était un gourmet et un gourmand qui organisait des banquets où il invitait surtout des intellectuels Grecs de modeste condition, mais qui connaissaient la philosophie : ces banquets étaient donc l’occasion de bien manger et boire, certes, mais aussi de parler en grec et de philosophie. Les banquets de Lucullus étaient partagés entre les discussions philosophiques et la mangeaille. Plutarque a voulu insister sur le « mauvais aspect » du personnage parce qu’il était un moraliste, et qu’il ne redoutait pas de déformer la réalité. Son message : « La gourmandise est un vilain défaut ».

 

La préoccupation essentielle de Lucullus était, en tant que philosophe, de savoir si la connaissance est possible (c’est-à-dire qu’il est entré dans le domaine de la logique) : la connaissance est-elle possible, partiellement possible ou impossible ? Peut-on savoir, être sûr ou y a-t-il du possible, du probable, de l’incertain ?

 

Les deux courants philosophiques les plus présents à Rome étaient l’épicurisme et le stoïcisme, mais ce sont des dérivés d’autres philosophies. Le problème principal est métaphysique : Dieu existe-t-il ou pas ? Mais pour répondre à cette question métaphysique, il faut un accord sur la logique : pouvons-nous connaître Dieu s’il existe ou est-ce impossible ?

 

Et à partir du moment où nous avons décidé (Dieu existe ou n’existe pas, on peut le connaître ou pas), nous avons la nécessité d’avoir une conduite dans la vie quotidienne. Cette conduite sera telle que nous mènerons soit une vie austère, soit une vie de plaisirs, soit encore une vie équilibrée entre l’austérité et les plaisirs. Là, Lucullus est plutôt du côté des épicuriens (au sens vulgaire de ce terme). C’est un platonicien qui a ajouté des aspects épicuriens à sa conduite. N’oublions pas que Platon n’était pas austère (il suffit de relire le Banquet).

 

Les goûts artistiques de Lucullus

 

Lucullus était un esthète qui s’intéressait à différentes formes d’art. Dans le domaine de l’architecture, il a fait bâtir plusieurs villas. On a des traces écrites quant à la description de ces habitations où il possédait certains biens de valeur : nous savons que ces villas somptueuses peuplées d’œuvres d’art admirables n’avaient pas encore d’équivalent à cette époque.

 

Ces œuvres d’art étaient surtout des sculptures et des peintures. Les tableaux y occupaient une place prépondérante. Pour des raisons faciles à comprendre, ceux qui avaient été réalisés sur du bois ont tous disparu. Lucullus avait acquis à Athènes, pour deux talents (environ 50 kg d’argent !), une copie d’un tableau représentant une femme, Glycère [31], peinte par son amant, Pausias de Sicyone [32]. Pour ce qui concerne les sculptures, il n’y a, à la connaissance de l’historien Yann Le Bohec, auteur de Lucullus : général et gastronome, malheureusement aucune œuvre d’art visible dans un musée qui ait appartenu à Lucullus. 


Pausias et Glycera par Pierre Paul Rubens et Osias Beert (John and Mable Ringling Museum of Art – œuvre dans le domaine public – source : https://fr.wikipedia.org/wiki/Pausias)


Cicéron et Pompée avaient été invités à dîner chez Lucullus et avaient été étonnés de la salle à manger dans laquelle ils avaient été priés d’entrer [33]. Une de ses villas qui était sur le bord de mer comportait un bassin avec des poissons [34] qui recevait de l’eau de mer en permanence [35]. Il y avait aussi un zoo avec des fauves et des volières [36] (notamment à Tusculum) dans lesquelles il élevait des oiseaux. Ce zoo n’était pas pour faire plaisir aux visiteurs, c’était tout simplement pour que Lucullus ait sous la main les oiseaux dont il pouvait avoir envie sur sa table après être passés par les cuisines.

 

Quand Lucullus faisait la guerre, en tant que général, il avait des parts de butin. Dans certains cas, il se contentait de prendre des livres du général vaincu (il a notamment pillé la bibliothèque de Mithridate – des livres en grec – et l’a ramenée chez lui en Italie [37]). A noter qu’il en allait de même pour les deux autres grandes bibliothèques privées de Rome, qu’il s’agisse de celle de Scipion (à la fin de la guerre de Macédoine, Paul Emile s’octroya la bibliothèque royale de Pydna comme part de butin) et celle de Sylla (dont le noyau était constitué par la bibliothèque d'Apellicon de Téos que le dictateur s’était appropriée [38] lors de la prise d'Athènes en 86 av. J.-C.), ces deux dernières n’étant néanmoins pas accessibles à tous [39]. En faisant de sa bibliothèque un outil de diffusion culturelle, Lucullus était donc en quelque sorte un précurseur des grandes bibliothèques publiques de l’Empire (Ulpienne à Rome, de Celsus à Ephèse, etc.). Si aucune n’atteignait le prestige de celle d’Alexandrie, elles étaient réparties partout dans le monde romain, adjointes à des temples, intégrées dans les palais impériaux (celui de Tibère et la Domus aurea, ouvertes au public bien que situées dans des demeures impériales), implémentées dans les thermes (deux symétriques dans les thermes de Caracalla), aussi bien à Rome qu’en province : Asie Mineure (Nysa, Sagalassos), Grèce (bibliothèque d’Hadrien à Athènes), Afrique du Nord (Timgad en Numidie), et peut-être même en Gaule … Il s’agissait avant tout d’une question d’évergétisme [40].




Toutefois, s’il se cantonnait parfois à s’emparer de la bibliothèque de son adversaire, souvent, Lucullus ramenait aussi des esclaves, de l’or, des œuvres d’art (qu’il revendait en Italie). Ainsi, après la prise de Sinope, il demanda une statue d’Autolykos, fondateur mythique de la ville, parce qu’elle avait été sculptée par un artiste réputé, Sthenis (célèbre statuaire grec : on l’a vu, Lucullus achetait souvent des tableaux et des sculptures qui avaient été l’œuvre d’artistes grecs). Strabon écrit que Lucullus prit aussi la « sphère de Billaros [41] », dont on a dit qu’elle était un globe terrestre (symbole des prétentions de Mithridate à la domination mondiale), et l’emporta à Rome.

 

L’attrait pour le luxe est sans doute également illustré par l’existence d’un marbre dit « de Lucullus », le marmor luculleum (la lucullite), extrait du sol de Téos, près de Smyrne, dans la Grèce d’Asie [42]. Il est appelé ainsi parce que ce fut le proconsul qui le mit à la mode dans la Rome de son temps. C’est une brèche calcaire, avec un fond généralement noir (une variété grise est attestée). Il est assimilé à l’Africano. 

 


Marbre africano (Téos, Turquie) – source : https://commons.wikimedia.org/wiki/File:Lyon_5e_-_Mus%C3%A9e_Lugdunum,_marbres_utilis%C3%A9s_dans_les_th%C3%A9%C3%A2tres_de_Lyon_%281%29.jpg

 

L’œuvre d’art avait deux fonctions [43] : la première était purement esthétique et une autre était l’aspect religieux (la statue peut être celle d’un dieu ou d’une déesse et elle peut être déposée dans un temple. Les Anciens imaginaient que le dieu ou la déesse habitait cette statue de temps à autre). Or, nous savons que Lucullus était un homme très pieux. La pietas [44], c’est une valeur étonnante dans le cas de Lucullus quand on le présente comme un philosophe de haut niveau, car nous trouvons, d’un autre côté, que c’était un homme superstitieux (dans ses Commentaires, Sylla a adressé un message à Lucullus où il lui recommande de persévérer et d’obéir aux présages : un général, par exemple, qui glisse en descendant de cheval, c’est un mauvais signe et il faut en tenir compte). Nous savons que Lucullus a été prêtre (augure). A la fin de sa vie, Lucullus a fait comme Sylla : il a consacré un dixième de sa fortune au dieu Hercule [45]. Quand un homme fait un tel sacrifice financier, c’est tout de même qu’il croit à ce dieu. Nous savons qu’il respectait aussi d’autres divinités, notamment la Fortune, une divinité abstraite (c’est une abstraction divinisée : le hasard) et Felicitas (la déesse du Bonheur dans tous les sens de ce mot, mais surtout dans celui d'une richesse féconde et bénie). Lucullus avait passé un marché (pour la somme considérable de 60 000 sesterces = 45 600 euros) avec le sculpteur Archesilaos pour la réalisation d’une statue magnifique que le général envisageait d’offrir en reconnaissance à la Félicité [46].

 

La gastronomie

 

Incontestablement, Lucullus était un gourmand, mais il n’était pas obsédé par la nourriture. Quand il est général en Anatolie et combat Mithridate sous les ordres de Sylla, ou au début de sa vie quand il est en Italie à Rome, on ne parle pas du tout de ses excès gastronomiques. C’est une fois que tout est terminé, quand il rentre à Rome qu’il organise régulièrement des banquets, mais ceux-ci étaient un moyen de satisfaire aussi sa gourmandise intellectuelle en ayant des discussions philosophiques en grec avec des philosophes grecs. Nourrir son cerveau en savourant un bon repas avec des intermèdes musicaux, ce sont des « loisirs intelligents » et d’un raffinement suprême (solliciter plusieurs sens simultanément aiguise le plaisir) qui cadrent parfaitement avec la philosophie de l’otium : un « loisir » fécond à la fois studieux et dédié au ressourcement de soi-même.

 

Lucullus installait ses invités sur des couches recouvertes de pourpre, et il mettait à leur disposition des coupes serties de pierres précieuses. Les plats étaient variés et raffinés, et les services séparés par des intermèdes musicaux [47]. 

 

Gustave Boulanger, Repas d’été à la maison de Lucullus, 1877 (huile sur toile –

Richard Green, Londres, Collection privée – image dans le domaine public  [48]

– source : http://art-magique.blogspot.com/2012/04/gustave-boulanger.html)



Détail (idem)




Autre détail important des jardins (idem) : la présence des oiseaux (pour le paon, cf. la villa d’Oplontis)



Lucullus appréciait les bons plats et les bons vins. On n’a jamais dit qu’il était ivrogne (ses ennemis se seraient fait une joie de le faire remarquer). On ne l’a jamais vu vraiment ivre. Aucun plat aimé par Lucullus n’est malheureusement décrit dans les sources (Apicius qui vit plus tard que lui a [49], quant à lui, laissé des écrits…mais ne mentionne pas Lucullus).

Quelques gastronomes érudits lui savent gré d’un important bienfait apprécié de tous : selon Pline (Histoire Naturelle, livre XV, 30 [50]), il a introduit la cerise comestible qui s’est diffusée vers toute l’Europe (il y avait des cerisiers en Europe occidentale, mais leurs fruits n’étaient pas comestibles). C’est lors du siège d’une ville au nord de l’Anatolie, Cerasus (actuellement, la ville turque de Giresun), que Lucullus, après que ses soldats l’aient détruite, découvrit des arbres fruitiers dont il trouva le fruit délicieux. Après avoir vaincu Mithridate et son allié Tigrane, donc en 66 av. J.-C., il rapporta des plants en Italie et donna au fruit le nom de la ville saccagée : le fruit de Cerasus (la ville), ce qui donna kerasion (le fruit en grec), cerasum (le fruit en latin), d’où notre mot cerise. Depuis les villas de Lucullus, les « perles rouges » se  répandirent ainsi dans tout l’Occident.


                                       

Cerises rouges (photo dans le domaine public – source : https://fr.wikipedia.org/wiki/Cerise#/media/Fichier:Bing_Cherries_(USDA_ARS).jpg)


La fin de Lucullus reste assez mystérieuse. Il meurt dans un lieu non connu (Rome ?) et à une date indéterminée que les auteurs modernes situent entre mi-décembre 57 et mi-janvier 56 av. J.-C., lentement miné par une dégénérescence mentale comme le signale Plutarque (Arthur Keaveney parle de maladie d’Alzheimer dans son ouvrage, Lucullus : A lifep. 164).

 

Mais le même Plutarque (LXI) raconte une étrange histoire (qui lui aurait été rapportée par l’écrivain Cornélius Népos) de philtre que lui aurait administré un de ses affranchis, Callisthène, pour se faire aimer de lui. Le philtre, mal dosé, lui aurait fait perdre la raison. Pline, lorsqu’il traite des plantes toxiques (Histoire Naturelle, livre XXV, VII, 3), se souvient, lui aussi, que Lucullus était mort d'un breuvage qu'on lui avait donné.

 

Voyageur  consultant une magicienne (fresque provenant de la maison des Dioscures de Pompéi au musée National de Naples –  source : https://www.arretetonchar.fr/wp-content/uploads/2016/05/latin3e_IV04-La-sorci%C3%A8re-entre-mythe-et-r%C3%A9alit%C3%A9-VERSION-SANS-LOCUSTE.pdf


Conclusion


Lucullus est un personnage important de Rome, mais qui a été très peu étudié.


Quand on prononce ce nom, il évoque immédiatement le raffinement sur le plan gastronomique, une bonne table et de grands crus. Il est vrai que Lucullus était un gourmand et un gourmet, amateur de bons plats. Son nom est d’ailleurs porté par des restaurants et par des usines de produits [51], ce qui eût sans aucun doute irrité cet authentique gourmet.

 


Lucullus de Valenciennes (source : https://www.tourismevalenciennes.fr/l-etincelle-magazine/actu-food/la-lucullus-specialite-de-valenciennes)

 

Mais, on découvre à la lecture de l’ouvrage de Yann Le Bohec en particulier, un Lucullus qui n’était pas seulement que général et gastronome : il a rempli beaucoup d’autres fonctions et a eu d’autres activités : brillant général (César, qui n’était pas du même bord politique que lui – il appartenait au milieu populaire, c’est-à-dire le cercle des aristocrates réformistes et Lucullus à celui des aristocrates traditionnels –, et qui connaissait bien les questions militaires, l’a compté au nombre des grands généraux de l’histoire de Rome), un grand juriste, un poète (il a écrit des vers) et un grand érudit  (il s’est intéressé à l’histoire et à la philosophie, « maniant les idées sans les écrire » à l’instar de Socrate).

 

Lucullus est d’abord un aristocrate [52] : il appartenait aux milieux les plus huppés de Rome. Il était noble et il a hérité d’une grande fortune qu’il a su accroître par la suite [53]. Il n’a malheureusement pas eu beaucoup de chances avec ses épouses [54] qui n’étaient pas des prix de vertu. Lucullus s’est mis au service de Rome et pas seulement de sa propre personne, de sa propre gourmandise.

 

Lucullus a été injustement oublié des grands imperatores de Rome après Marius, Sylla, qui a été son maître et ami, et avant César, Pompée et Octave.

 

On ne peut donc que louer un ouvrage comme celui de Yann Le Bohec, impartial et honnête, ne cherchant pas à réhabiliter le personnage de Lucullus comme c’est une mode depuis une dizaine d’années pour les empereurs romains, ce qui est une dérive (même Caligula est présenté sous des traits angéliques).

 

Lucullus était, comme chaque être humain, un homme complexe, mais il était temps de le sortir de l’ombre et de montrer ses multiples facettes : un homme de goût, qui savait partager son propre savoir et s’imprégner de celui des autres. Quelle « retraite » plus pacifique pourrait-on imaginer pour cet homme qui, après avoir accompli au mieux ses devoirs militaires a su se « métamorphoser » en « honnête homme », en kalos kagatos, c’est-à-dire celui qui parvenait à se hisser pleinement à la hauteur de sa dignité d'homme ? Gentilhomme et sybarite ne sont pas des qualités antinomiques et leur philosophie ne prône pas des valeurs contradictoires.

  

                                                                                               Philippe Durbecq


 (frise, Lucullus, 1855 – domaine public – source : https://commons.wikimedia.org/wiki/File:Frieze,_Lucullus,_1855_%28CH_18406863%29.jpg)


Bibliographie sélective

  • Pierre ASSENMAKER, « La frappe monétaire syllanienne dans le Péloponnèse durant la première guerre mithridatique : Retour sur les monnaies « luculliennes » in La monnaie dans le Péloponnèse, Charles Doyen, Eva Apostolou, Ecole française d’Athènes, pp. 411-424 ;
  • Henri BROISE et Vincent JOLIVET (dir.), « Pincio 1. Réinvestir un site antique », Rome, 2009 (Roma Antiqua 7) et le point plus récent sur les fouilles (« Les fouilles de l’Ecole française de Rome sur le Pincio (Trinité-des-Monts, Villa Médicis) »), fait en 2015 dans le Bollettino di Archeologia, VI, 2015/2-3-4 ;
  • Henri BROISE et Vincent JOLIVET, « Recherches sur les jardins de Lucullus », Publications de l'École Française de Rome, 98, 1987, pp. 747-761 ;
  • François De CALLATAY, L’histoire des guerres Mithridatique vue par les monnaies, Département d’archéologie et d’histoire de l’art, Séminaire de numismatique Marcel Hoc, Louvain-la-Neuve, 1997 ;
  • FRONTIN, Les Aqueducs de la ville de Rome (texte établi et traduit par : Pierre Grimal), Les Belles Lettres, Collection des universités de France Série latine - Collection Budé, Paris, 2002 ;
  • Virginie GIROD, Les Femmes et le sexe dans la Rome antique, Éditions Tallandier, Collection « Texto », 2017 ;
  • Friedrich HULTSCH, « Billaros », dans RESuppl., t. III, 1, 1897, suivi par G. AUJAC, « La sphéropée ou la mécanique au service de la découverte du monde » ;
  • Arthur KEAVENEY, Lucullus: A lifeRoutledge1992 ;
  • Yann Le BOHEC, Lucullus : général et gastronome, Paris, Ed.Tallandier, collection l’Art de la guerre collection l’Art de la guerre, 2019 ;
  • George McCRACKEN, « The Villa and Tomb of Lucullus at Tusculum », American Journal of Archaeology, vol. 46, n° 3 (jul.-sep., 1942), pp. 325-340 ;
  • Indro MONTANELLI, Histoire de Rome, Le Livre de Poche 1161-1162, Paris, 1964 ;
  • John SCHEID, « Lucus, nemus. Qu’est-ce qu’un bois sacré ? » In : Les bois sacrés : Actes du Colloque International de Naples, Collections du Centre Jean Bérard, 10, 1993, pp. 13-20 ;

  • Adrian Nicolas SHERWIN-WHITE, Lucullus, Pompey and the East, Cambridge University Press, pp. 229 – 273, 1994 ; 
  • Marilyn B. SKINNER, Clodia Metelli : The Tribune's Sister. Women in Antiquity. Oxford/New York : Oxford University Press, 2011 ;
  • Manuel TRÖSTER, Themes, Character, and Politics in Plutarch's Life of Lucullus. The Construction of a Roman Aristocrat, Stuttgart 2008 ;
  •  Jules van OOTEGHEM, Lucius Licinius Lucullus, Bruxelles, 1959 ;
  • Caroline Thomas VALLON, Anne VALLON de Montgrand, Lucullus dine chez Lucullus : cuisine antique grecque et romaine - Saint-Rémy-de-Provence : Equinoxe, 2006 ;

  • Mario VILLORESI, Lucullo, Vallecchi editore, Florence, 1939 ;
  • Philip WEXLER, Toxicology in Antiquity, 11. Mithridates of Pontus and His Universal Antidote, Elsevier, Academic Press, 2019, pp. 161 à 174.



[1] Yann Le Bohec, Lucullus : général et gastronome, p. 17.

[2] Nadia Pla, « Les noms des Romains » (http://patrick.nadia.pagesperso-orange.fr/Noms_romains.html).

[3] John Scheid« Lucus, nemus. Qu’est-ce qu’un bois sacré ? ». 

[4] Cicéron l’appelait « la Médée du mont Palatin ». Il l’accusa de mener une vie de prostituée débauchée et d'être portée sur la boisson. A Rome et à Baia, il propagea la rumeur insistante d’une relation incestueuse avec son frère Clodius. Evidemment, Cicéron avait un intérêt personnel à ruiner la réputation de Clodia Metelli ; quant à Catulle, il était l’amant éconduit. Comme le fait remarquer Marilyn Skinner dans la conclusion (« Une femme dans un monde d'hommes ») de son ouvrage, « Clodia Metelli, telle que la présente le dossier historique, était le produit des rivalités et des aspirations des hommes qui l'entouraient. Elle est encore ce que ces hommes ont fait d'elle » (Clodia Metelli : The Tribune's Sister. Women in Antiquity, p.150).

[5] Le fait que Plutarque (Vie de Lucullus, LVI-LVII) rapporte cette anecdote prouve que ce comportement ne recevait pas la caution publique et que cet étalage de luxe était jugé avec désapprobation.

[6] Les licteurs étaient des officiers au service de magistrats et dont ils exécutaient les sentences. A ce titre, ils portaient des faisceaux, constitués de baguettes qui représentent le pouvoir de la flagellation et de la hache, le droit de condamner à mort. Le mot licteur proviendrait du verbe ligare parce que les licteurs liaient les mains et les pieds des criminels avant leur condamnation.

[7] Cicéron fait de son ami un des protagonistes du dialogue des Académiques (livre II, 1), dans lequel il présente la philosophie d’Antiochos d'Ascalon (dernier scolarque de l’Académie de Platon, Athènes étant pillée par Sylla en - 86). Ce dernier avait accompagné le général romain lors de son séjour en Syrie (pays natal d’Antiochos, la ville d’Ascalon étant aujourd’hui située en Israël). Cicéron fait un résumé élogieux de la carrière de Lucullus, et rapporte parmi les talents qu'il possédait « une mémoire divine des choses ».

[8] Dans la « Vie de Lucullus », Plutarque mentionne que la monnaie produite par les soins de L. Lucullus dans le Péloponnèse durant la première guerre mithridatique (il avait fallu assiéger et reprendre Athènes et le Pirée que le tyran Aristion avait fait tomber dans le giron pontique) fut appelée « lucullienne », désignation confirmée par un acte d’affranchissement delphique de la fin du Ier siècle av. J.-C. Voir l’article de Pierre Assenmaker, « La frappe monétaire syllanienne dans le Péloponnèse durant la première guerre mithridatique : Retour sur les monnaies « luculliennes » in La monnaie dans le Péloponnèse, Charles Doyen, Eva Apostolou, Ecole française d’Athènes, pp. 411-424.

[9] Lucullus avait de somptueuses villas dans diverses parties de l'Italie, dit Salluste. Il y passait quelques mois suivant les saisons de l'année, de manière à jouir d'un printemps perpétuel (à Pompée qui cherchait à lui être désagréable – il lui avait fait remarquer que sa villa était inhabitable en hiver –, Lucullus avait ironiquement répondu : « je suis plus intelligent que les cigognes. Je change de maison suivant les saisons »). On cite surtout celle dont l'emplacement est aujourd'hui occupé par la villa Médicis et une autre au-dessous de Tusculum, où l'on voit actuellement Frascati et où furent plantés les premiers cerisiers apportés en Europe. Les jardins de Lucullus (Horti Lucullani en latin) de la villa Médicis ont été aménagés au Ier siècle av. J.-C. sur les pentes de la colline du Pincio, dans un secteur qui domine au sud-est l'actuelle piazza di Spagna. Cet emplacement judicieusement choisi car orienté à l'ouest, au sud et à l'est recevait largement la lumière du soleil du lever au couchant. La colline au moment de la création des jardins était hors du périmètre de la ville de Rome (le pomœrium), et donc aménageable au gré de son propriétaire. Un texte de Frontin donne un élément de localisation, en indiquant que la sortie et les premières arches de l’aqueduc de la Virgo sont sous les jardins de Lucullus (De aquaeductu, 10 et 22). A l'époque moderne, il ne subsiste que quelques vestiges de soubassement à proximité de la villa Médicis. Lucullus avait de nombreuses résidences et donc de nombreux jardins. Les jardins de Lucullus, au cap Misène, près de Baïes, dans la baie de Naples, étaient célèbres par leur magnificence. Voir Henri Broise et Vincent Jolivet « Recherches sur les jardins de Lucullus », Publications de l'École Française de Rome, Année 1987, 98, pp. 747-761.

[10] Mithridate VI, le père de Pharnace II, a été, avec Hannibal, le plus grand ennemi de Rome pendant des dizaines d’années. On peut voir un portrait de Mithridate au Louvre à Paris, représenté sous les traits d’Héraclès.

[11] Pour plus de détails, voir l’article http://fr.wikipedia.org/wiki/Guerre_de_Mithridate.

[12] Ils devenaient des rentiers. Le service militaire était obligatoire mais ne pouvait pas durer indéfiniment. Ces soldats étaient quand même des civils qu’on appelait (ils avaient en Italie un domaine, une femme, des enfants)

[13] Selon la légende, Mithridate, craignant pour sa vie, serait parvenu à s’immuniser contre les poisons en absorbant de petites doses, mais croissantes, de produits toxiques (d’où le nom de mithridatisation donné à cette faculté à s’habituer aux poisons. Nihil nove sub sole : une application médicale actuelle de la mithridatisation consiste à la désensibilisation spécifique à un allergène, par exemple le venin d’abeilles, de guêpes …). Battu par Pompée, il aurait voulu se donner la mort en s’empoisonnant, mais ne put mourir qu’en se faisant tuer par un mercenaire galate, Bituitus. Il n’est pas à exclure que les poisons de Mithridate aient été tout simplement éventés quand il a voulu s’en servir (tout produit très réactif est en général, pour cette raison, instable dans le temps), ou que la dose fut tout simplement trop faible, l'ayant partagée avec deux de ses filles. Pompée récompensa Pharnace du service rendu en lui concédant le royaume du Bosphore. Cependant, Pharnace, voulant profiter des guerres civiles romaines, tenta de récupérer les territoires anatoliens pris par les Romains à son père Mithridate. Il fut défait par Jules César. Sa victoire fulgurante lors de la campagne (d'avril à juin 47) est à l'origine du célèbre Veni, vidi, viciPour la mithridatisation, cf. l’ouvrage de Philip Wexler, Toxicology in Antiquity, 11. Mithridates of Pontus and His Universal Antidote.

[14] Région qui se trouve en gros autour du lac de Van et du mont Ararat. Cette montagne avait un intérêt stratégique énorme qu’elle a gardé pendant tout l’Empire romain : d’un côté, il y a les hauts plateaux de l’Anatolie qui ont été conquis par les Romains et de l’autre côté, il y avait l’Iran (le pays entre autres des Parthes) qui est aussi constituée en grande partie par des hauts plateaux. Or, les soldats préfèrent descendre une pente que la remonter. C’est une des raisons – avec la maîtrise des ressources en eau, rares et convoitées dans une région traversée par de larges zones désertiques, même si Israël (à 60 % désertique) produit une large partie de son eau par désalinisation – pour lesquelles les Israéliens ont annexé le plateau du Golan. 

[15] Ressuscitée néanmoins récemment (2021) par Eric Vigner au Théâtre national de Strasbourg : voir l’article « Mithridate, le crépuscule des Hommes » (https://sceneweb.fr/eric-vigner-met-en-scene-mithridate-de-jean-racine/).

[16] Le manuscrit original a malheureusement disparu. Mais grâce à quelques copies ultérieures, Mithridate fut redécouvert et rejoué lors du Festival de Salzbourg en 1971.

[17] Polybe dit que les comices étaient un instrument démocratique, mais cette institution constituait uniquement un moyen de donner au peuple un semblant de parole, car les comices étaient organisées de telle manière que seuls les plus riches pouvaient s’exprimer. Au sein des comices centuriates (qui représentaient les citoyens en tant que soldats = l’armée en tant que pouvoir électoral), on faisait d’abord voter les plus riches : les gens votaient par ordre de richesse et le vote s’arrêtait quand le résultat était acquis, ce qui fait que les pauvres ne votaient jamais. Les comices tributes qui votaient pour les lois civiles donnaient un avantage énorme aux campagnes au détriment des citoyens urbains. On voit que la partie démocratique était totalement faussée. Les citoyens romains n’ont jamais demandé que toutes les voix soient égales.  

[18] Les Gracques n’étaient pas des pauvres, c’était, au contraire, la partie la plus riche de l’aristocratie : Tiberius Gracchus était le gendre du prince du Sénat. La révolution ne nait jamais dans les classes prolétariennes, mais dans les hautes classes ; c’est par la suite que les prolétaires lui fournissent la main-d’œuvre. Et ce sont les hautes classes qui en font les frais par la suite. C’est toujours plus ou moins une forme de suicide. On n’élimine une classe que lorsqu’elle s’est déjà éliminée d’elle-même. Voir Indro Montanelli, Histoire de Rome, pp. 184 et suivantes.

[19] Il a reçu un premier commandement au cours d’une guerre civile qui a ravagé l’Italie entre 91 et 88. Il est passé sous les ordres de Sylla, le représentant des Optimates.

[20] Voir H. Broise et V. Jolivet (dir.), Pincio 1. Réinvestir un site antique, Rome, 2009 (Roma Antiqua 7) et le point plus récent sur les fouilles (« Les fouilles de l’Ecole française de Rome sur le Pincio (Trinité-des-Monts, Villa Médicis) »), fait en 2015 dans le Bollettino di Archeologia, VI, 2015/2-3-4. Il n’y a pas de traces bien convaincantes, au terme de ces travaux, d'aménagements très importants de la colline avant l'époque julio-claudienne (à l'exception du secteur de la Biblioteca Hertziana). A la mort de Lucullus, son fils Lucius Licinus Lucullus hérite des jardins. Après l’assassinat de Jules César en 44 av. J.-C., il suit le parti de Cassius et Brutus, et meurt à la bataille de Philippes en 42 av. J.-C.. Ses biens sont saisis et attribués aux partisans d’Octave et Marc Antoine. Sous le règne de Claude, le sénateur gaulois Valerius Asiaticus détient les jardins de Lucullus. En 47, il est accusé de complot et contraint au suicide à l’instigation de Messaline, qui selon Tacite (Annales, XI, 1-3) et Dion Cassius (LX, 31) convoite les jardins de Lucullus. Les jardins sont confisqués et deviennent propriété impériale. C'est dans ce lieu que Messaline, épouse de l'empereur Claude, fut exécutée l’année suivante en raison de ses débordements (Tacite, Annales, XI, 36). Un remaniement complet était intervenu à l'initiative de Valerius Asiaticus (on ne sait pas exactement ce qu'il y avait avant sur la colline). Par contre, on n'a pas de preuves de modifications importantes qui auraient été apportées au complexe après la confiscation sous Claude. Le couvent de la Trinité des Monts est bâti sur les restes de la villa d'Asiaticus, son jardin était aménagé sur les ruines d'un nymphée monumental et la villa Médicis se dresse sur des vestiges antiques qui vont de l'époque augustéenne, au moins, à la fin de l'Antiquité.

[21] Le grand complexe des Horti Luculliani doit être interprété comme un nymphée-théâtre, une structure de jardin monumentale qui reproduisait exactement les dimensions du plus grand théâtre de Rome, celui de Pompée, selon un goût typique de l’aristocratie romaine pour l’insertion de plans de monuments publics – cirques, stades, théâtres, amphithéâtres, palestres ... – comme composantes des horti privés ou des villas d’otium. Sa datation dans le courant de la première moitié du Ier siècle ap. J.-C. impose de le mettre en relation avec les grands travaux réalisés dans les anciens jardins de Lucullus par le puissant sénateur Valerius Asiaticus. Ces travaux sont mentionnés par Tacite comme l’une des raisons de sa disgrâce et de sa condamnation à mort en 47 ap. J.-C. Ouvert dans l’axe du Mausolée d’Auguste, dominant le Champ-de-Mars, le nymphée-théâtre apparaît comme un hommage à la dynastie julio-claudienne, probablement en relation avec la construction de l’Aqua Claudia : son imposante façade, dotée de grandes niches dont procèdent sans doute celles du nymphée de Claude sur le Caelius, constituait probablement la fontaine monumentale terminale de l’aqueduc.

[22] Attention, cette maquette ne reproduit pas fidèlement les résultats des fouilles. La source principale est un dessin de l’architecte maniériste Pirro Ligorio du milieu du XVIe siècle, repris à différentes sauces depuis, en particulier dans la BD Les Voyages d'Alix. Rome (tome 2, pp. 47-49), dont a dû s'inspirer l'auteur de la maquette (André Caron – lien : https://www.maquettes-historiques.net/page43.html) en dernier recours. Cela étant, le monument le plus impressionnant de ces jardins est bien semi-circulaire, et de dimensions telles que suggérées par la maquette : il s'agissait d'un jardin conçu comme un nymphée théâtriforme surmonté par un portique derrière lequel se trouvait un temple (pour son dessins, Gilles Chaillet s’est inspiré des nymphées de la villa d’Este, eux-mêmes inspirés des jardins romains). Cependant, il n'y avait pas de constructions symétriques de part et d'autre : le corps principal de la villa se trouvait sur la droite (emplacement du couvent), mais nous n'avons pas assez d'éléments pour le restituer, et des bâtiments mal connus s’élevaient sur la gauche (emplacement de la Villa Médicis). En façade, pas de rampes d'accès monumentales, mais un grand mur de soutènement dont les absides abritaient sans doute des fontaines. Mais de toute façon c'est l'état du site à partir du règne de Claude, pas avant... et même bien après, puisqu'il y a la muraille aurélienne.

[23] La tombe de Lucullus n’a toujours pas été découverte et les villas qu’on lui attribue le sont toujours de manière hypothétique (les villas campaniennes ont pu être localisées, avec de bons arguments à Misène, à Nisida – petite île proche de Pouzzoles, appartenant à l'archipel parthénopéen des îles Phlégréennes et située à peu de distance des côtes de Capo Posillipo et à Naples). Seul l’emplacement du Pincio, à Rome, est assuré. Aucun épisode de la vie de Lucullus ne peut être sûrement rapporté au domaine de Misène, mais nous savons que c’est dans cette villa, passée au domaine impérial, que Tibère mourut, le 15 mars 37. Il est certain que les grands viviers de Lucullus ont été aménagés à proximité immédiate de l’une des résidences campaniennes (on a cherché à expliquer leur entière disparition par les carrières de tuf médiévales qui sont nombreuses dans ce secteur de la côte).

[24] Cf. George McCracken, « The Villa and Tomb of Lucullus at Tusculum », American Journal of Archaeology, vol. 46, n° 3 (jul.-sep., 1942), pp. 325-340 (l’identification de l’une comme de l’autre demeurent très hypothétiques). La villa n’était pas très éloignée de celle de Cicéron, puisque ce dernier allait souvent chez son voisin pour emprunter des livres dans sa riche bibliothèque ou lui en rapporter. L’attachement de Lucullus à sa villa de Tusculum est démontré par le refus opposé par son frère Marcus, après sa mort, au peuple qui voulait pour lui l’honneur d’une sépulture au Champ de Mars : « tout était prêt » à Tusculum.

[25] Même si le terme est utilisé dans certaines universités (cf. l’article « Les intellectuels et leur représentation dans les mosaïques du Ier siècle après J.-C. »), je suis réticent à l'usage du mot « intellectuel », anachronisme qui renvoie à une catégorie typiquement française et moderne.

[26] A partir de la fin du IIe siècle, Rhodes apparaît comme le centre universitaire le plus actif et le plus florissant : contrainte par la victoire romaine d'abandonner l'hégémonie de l'Egée qui, un moment, avait fait sa grandeur et sa fortune (c'est Délos qui lui succède comme grand port international), Rhodes trouve dans la renommée de ses écoles une nouvelle source de gloire (écoles de grammaire, de philosophie, de rhétorique). Selon Suétone (Vie des douze Césars), César consacra ses loisirs aux leçons d’Apollonius, fils de Molon, le plus célèbre rhéteur de ce temps-là (originaire d'Alabanda, en Carie, Apollonius s'était établi à Rhodes où il aura notamment Cicéron pour disciple).

[27] Jules César avait promis de reconstruire Athènes détruite et pillée par Sylla. L’Agora romaine à Athènes a été construite à la fin du Ier siècle avant J.-C. grâce à un don de Jules César et d'Auguste (la porte d’Athéna Archegetis – « Gouverneresse » – fut financée par Jules César).

[28] La littérature latine n’a pas produit autant de textes philosophiques et peut-être pas d’aussi bonne qualité que les Grecs de l’Antiquité, même s’il y a eu de grands écrivains romains.

[29] En effet, à propos du sens du verbe sustinere, Cicéron mentionne un vers de Lucullus : « Sustineat currum, ut bonu’ saepe agitator, equosque », « Qu’il tienne bien en main son char et ses chevaux, comme doit le faire un bon cocher » (lettre 613 adressée à Atticus).

[30] C’eût été trop vulgaire pour lui. Quant à Socrate, il affirme ne pas avoir de disciples et ne pas enseigner : « Je n'ai jamais, en effet, été le maître de personne » (Apologie de Socrate, 33 a et 19 d). Il se met au contraire à la place de celui qui cherche à apprendre d’autrui (l'« ironie socratique » est une double feinte : d'une part Socrate feint de ne pas savoir, et d'autre part il feint de croire que son interlocuteur sait).

[31] Célèbre courtisane athénienne au IVème siècle avant J-C.

[32] Pausias était un peintre grec du IVème siècle av. J.-C. appartenant à l'école de Sicyone. Il reste fameux pour être un des premiers utilisateurs de la peinture à l'encaustique et pour sa maîtrise des peintures de fleurs. Aucune de ses peintures n'a été conservée.

[33] D’une manière générale, sur le luxe de Lucullus dans le cadre de ses villas, voir Vincent Jolivet, « Xerxes togatus, Lucullus en Campanie », in Mélanges de l’Ecole française de Rome, Antiquité (MEFRA), n° 99, 2, 1987, pp. 875-904. Le surnom railleur de « Xerxès en toge » aurait été donné à Lucullus par Pompée, selon Velleius Paterculus (II, 33, 4) – suivi par Pline l’Ancien (Histoire Naturelle, IX, 170) –, par le « stoïcien Tubero », selon Plutarque (Lucullus, 39, 3). Dans les trois passages, il se rapporte à un épisode précis : l’aménagement des grands viviers de Lucullus rappelait fâcheusement à la mémoire romaine l’orgueil manifesté par Xerxès au cours des préparatifs de la Seconde guerre médique (creusement d’un canal pour éviter à sa flotte de doubler la péninsule du mont Athos), rapporté par Hérodote (Histoires, VII, 22-24).

[34] Lucullus et ses émules sont désignés de manière insistante dans les Lettres de Cicéron à Atticus du surnom railleur de piscinarii.

[35] Comme dans la demeure fouillée au Castel dell’Ovo à Naples (site sur lequel Lucullus avait construit une villa magnifique, le Castellum Lucullanum). Lucullus avait fait creuser dans le sol d’une colline près de Naples, un chenal (soit un euripe à ciel ouvert, soit une ou plusieurs galeries souterraines) à plus de frais que n’en avait coûté la construction de sa villa (!). Il y avait fait pénétrer la mer (c’est la raison pour laquelle Pompée avait coutume de l’appeler, non sans esprit, « le Xerxès en toge »). L’eau se renouvelait avec le flux et le reflux de la mer. L’hypothèse la plus vraisemblable est que Lucullus a su tirer profit d’un site naturellement favorable, en l’occurrence un cratère de volcan que les eaux n’avaient probablement pas encore investi. Il était alors facile d’y aménager les bassins des viviers afin d’y faire pénétrer la mer en ouvrant une brèche ou une galerie (ou plusieurs) dans le flanc du cratère, au point le plus favorable pour assurer le meilleur renouvellement de leur eau, qui était aussi celui où le travail de sape à accomplir était le moins considérable.

[36] C’est ainsi que Lucullus y faisait élever des grives en toute saison (la grive est un oiseau migrateur) et il était le seul Romain dans ce cas. Pompée, malade, avait reçu de son médecin la prescription étonnante de manger un de ces oiseaux pour trouver la guérison, et il dut se résoudre à en demander à la seule personne qui pouvait lui rendre le service de lui en offrir. Il en déduisit, non sans humour, que « Pompée serait mort si Lucullus n’avait pas été gourmand ». 

[37] Lucullus mérite les louanges de Plutarque (« Vie de Lucullus », 42) pour sa bibliothèque et sa villa, qu’il qualifie de « prytanée », de conservatoire de l’ancienne Académie, de « retraite des Muses » ouverte à tous les lettrés, grecs et romains. Le siège probable de la grande bibliothèque « pontique » paraît avoir été la principale résidence romaine de son propriétaire.

[38] Appellicon de Téos avait, lui-même, volé des documents originaux dans les archives officielles de la cité d’Athènes abritées dans le Metroon !

[39] Cf. l’article « bibliothèques privées » sur le site « Le livre de l’Antiquité à la Renaissance » de l’université de Montpellier (https://www.univ-montp3.fr/uoh/lelivre/partie2/bibliothques_prives1.html).

[41] Le planétaire d’Archimède, père de la mécanique statique, n’était pas un exemplaire unique. Strabon (XII, 3, 11) mentionne la « sphère de Billaros » (cf. Friedrich Hultsch, « Billaros », dans RESuppl., t. III, 1, 1897, p. 472 ; suivi par Germaine Aujac, « La sphéropée ou la mécanique au service de la découverte du monde », p. 162), Cicéron (De Natura deorum, 34, 88) cite la sphère de Posidonios de Rhodes dont Cicéron était l’ami, etc. On se dispute aujourd’hui sur la question de l’identité du concepteur de la machine d’Anticythère (conservée au musée archéologique d’Athènes) qui est considérée comme le premier calculateur analogique, mais qui se situe dans la même lignée que ces « sphères » puisqu’il permettait de calculer des positions astronomiques (voir à ce sujet les conjectures de Patrick Gautier d’Alché, « Avant Behaim : les globes terrestres au XVe siècle », Médiévales, 58, Humanisme et découvertes géographiques, 2010, pp. 43-61 (URL : https://journals.openedition.org/medievales/5964?lang=en).

[42] Quoiqu’il y ait de grandes discussions sur l’origine de ce marbre : égyptienne, l’île de Chios ou celle de Téos (Maud Mulliez, Le luxe de l’imitation, Chapitre 3 : marbre feint : signe de luxe, Publications du Centre Jean Bérard, pp. 79-122 (URL : https://books.openedition.org/pcjb/5857).

[43] Une œuvre d’art peut avoir plusieurs fonctions. Il peut y avoir une part de snobisme ou elle peut représenter un investissement comme de nos jours un émir achète un Léonard de Vinci (le « Salvator Mundi » pour la somme de 450 millions de dollars) ou un Paul Cézanne (les « joueurs de cartes » pour 250 millions de dollars) …

[44] La notion de pietas est complexe et double, c’est-à-dire qu’elle recouvre à la fois le respect des dieux d’une part et le respect des parents d’autre part. Enée est le modèle parfait de la pietas parce que lorsqu’il s’enfuit de Troie en flammes, il tient sur son dos son vieux père grabataire (pietas à l’égard de son père) et il emporte la statue de sa déesse (pietas à l’égard de la divinité). Il faut savoir qu’à l’heure actuelle, les historiens de la religion en France sont partagés en deux écoles : d’une part, on a les partisans du fait que les Romains étaient non croyants (thèse d’Albert Grenier : s’il y a des prêtres et des rites, c’est uniquement pour maintenir l’ordre politique et la cité en place) et d’autre part, ceux qui (comme Marcel Le Glay) estiment que les Romains étaient non seulement croyants, mais qu’ils étaient même superstitieux. Le cas de Lucullus illustre parfaitement l’interprétation de Marcel Le Glay. 

[45] Dans l’Antiquité, il était habituel de vouer à Hercule la dîme des gains commerciaux et du butin de guerre. A l’occasion d’un triomphe, les généraux romains érigeaient fréquemment un nouveau temple à Hercule.

[46] Mais le sculpteur et le général moururent l’un et l’autre avant que la statue ne fût achevée : c'est Pline qui rapporte ce fait dans son Histoire naturelle, Livre XXXV, 54 (3).

[47] Yann Le Bohec, Lucullus : Général et gastronome, note 126.

[48] Cette œuvre est dans le domaine public dans son pays d'origine et dans d'autres pays et régions où la durée du droit d'auteur est la vie de l'auteur plus 70 ans ou moins.

[49] Apicius est le surnom de trois Romains dont deux sont restés dans les mémoires pour le luxe décadent dans lequel ils vivaient, et le troisième pour une anecdote de gourmet. Les trois paraissent avoir été un peu confondus dans la tradition comme amateurs de cuisine luxueuse et sophistiquée : Apicius, qui vivait au début du Ier siècle av. J.-C., le plus ancien des trois ; Marcus Gavius Apicius, contemporain de l'empereur Tibère dont il était le cuisinier officiel, le plus célèbre des trois (il est l’auteur du traité gastronomique que nous connaissons sous sa forme remaniée, le De Re Coquinaria) ; Apicius, contemporain de l'empereur Trajan.

[50] « XXX. (XXV.) [1] Il n'y avait pas de cerisier en Italie avant la victoire remportée par L. Lucullus sur Mithridate. L'an 680 de Rome, il apporta, le premier, ces arbres du Pont ».

[51] Il a aussi laissé son nom à divers apprêts classiques dans la composition desquels entrent, selon le cas, notamment des truffes, du foie gras, des ris de veau, des écrevisses, etc. Un exemple est la Lucullus de Valenciennes, un mélange de millefeuille de foie gras et de fines couches de langue de bœuf, fumée, puis cuite au court-bouillon, et du foie gras. Cette spécialité peut se déguster en entrée avec un toast chaud grillé ou accompagnée d’un confit d’oignons et d’un verre de vin blanc. On doit cette préparation au restaurateur valenciennois Edmond Landouard, qui, en 1930, lors d’un grand repas de funérailles eut l’idée de remplacer le traditionnel plat de langue de bœuf fumée servie telle quelle dans ces occasions en l’enrichissant d’une mousse de foie gras et de baptiser cette composition du nom de Lucullus de Valenciennes en hommage à ce richissime général romain célèbre pour ses fastueux festins.

[52] Aristocrate à Rome signifie que l’on possède des biens (les nobles plébéiens ont une origine qui est liée à la fortune), mais aussi que l’on descende d’ancêtres illustres (les nobles patriciens étaient les descendants des patres, c’est-à-dire les chefs des grandes familles qui avaient mené la révolte contre les rois étrusques et qui avaient formé le premier sénat, mot qui veut dire « le Conseil des Anciens »). L’hérédité et la richesse sont deux éléments fondamentaux (les nobles patriciens et les nobles plébéiens se sont mélangés : il y a eu une fusion pour former un seul groupe, la nobilitas), mais il ne faut pas oublier ce qu’on appelait la virtus, la qualité de l’homme (c’est-à-dire non pas seulement le courage – qui est un sens dérivé –, mais le service de l’Etat : un aristocrate doit se mettre au service de l’Etat, exercer des magistratures). Lucullus appartenait à une famille de noblesse récente : il avait un grand-père consul et au-delà, on ne connaît rien (Lucullus est riche, mais il n’avait donc pas d’ancêtres qui remontent à l’époque de cette révolte politique contre la royauté : c’est un plébéien incontestablement). Comme les nobles récents, il était souvent plus acharné à ses titres de noblesse que les nobles anciens. Ceci explique peut-être son appartenance au clan le plus dur des optimates. Il descendait donc d’une famille de noblesse récente et qui avait amassé des biens considérables. Lucullus a exercé des magistratures (questeur, édile, prêteur, consul), des sacerdoces (augure) et des commandements militaires (et c’est là qu’on voit la virtus se transformer en courage). Lucullus a donc eu une conduite parfaitement digne d’un homme, de ce qu’on attendait d’un aristocrate. Il a choisi, à l’intérieur de ce milieu aristocratique, d’appartenir au clan le plus conservateur qui soit.

[53] Il a agrandi le patrimoine familial (une fortune qui remontait au grand-père consul) grâce au butin amassé à la suite des pillages réalisés lors de ses conquêtes en Orient.

[54] Un noble n’épousait pas une femme, il épousait une famille. Ce qu’il recherchait, c’était une alliance politique essentiellement. L’aspect économique n’était pas important puisque la femme gardait ses biens.  

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